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P. JANET. — LES CAUSES FINALES

anesthésiques, quelques-uns s’y sont opposés en invoquant le rôle curatif de la douleur dans les opérations chirurgicales.

3o Un troisième abus des causes finales consiste à s’en servir comme explication d’un phénomène qui n’existe pas. Fénelon, dans son Traité de l’existence de Dieu, soutient que la lune a été donnée à la terre pour l’éclairer pendant l’absence du soleil : « Elle se montre à point nommé, dit-il, avec toutes les étoiles, quand le soleil est obligé d’aller ramener le jour dans d’autres hémisphères[1]. » Cette opinion fournit à Laplace l’occasion d’une réfutation victorieuse : « Quelques partisans des causes finales, dit-il[2], ont imaginé que la lune avait été donnée à la terre pour l’éclairer pendant les nuits. Dans ce cas, la nature n’aurait point atteint le but qu’elle se serait proposé puisque nous sommes souvent privés à la fois, et de la lumière du soleil, et de la lumière de la lune. Pour y parvenir, il eût suffi de mettre à l’origine, la lune en opposition avec le soleil, dans le plan même de l’écliptique, à une distance de la terre égale à la centième partie de la distance de la terre au soleil, et de donner à la lune et à la terre des vitesses parallèles proportionnelles à leur distance de cet astre. Alors, la lune, sans cesse en opposition avec le soleil, eût décrit autour de lui une ellipse semblable à celle de la terre ; ces deux astres se seraient succédé l’un à l’autre sur l’horizon ; et, comme à cette distance la lune n’eût point été éclipsée, sa lumière aurait constamment remplacé celle du soleil[3]. » Ici, il faut le reconnaître, le savant a raison contre le théologien. C’est ainsi que par un usage indiscret des causes finales, on expose la Providence à recevoir une leçon de mathématiques d’un simple mortel.

4o Viennent les applications puériles et frivoles des causes finales, applications qui remplissent des livres excellents sans doute, mais plus faits pour édifier que pour instruire. Quelques-unes de ces ap-

  1. Fénelon, Exist. de Dieu, part. I, ch. ii.
  2. Laplace, Exposition du système du monde, liv. IV, ch. vi. Une erreur du même genre est celle d’Hippocrate qui admire l’art avec lequel les oreillettes du cœur ont été faites « pour souffler l’air dans le cœur » (Littré, œuvres d’Hippocrate, t. IX, p. 77). C’est à propos d’erreurs de ce genre que Condorcet écrit : « Cet optimisme qui consiste à trouver tout à merveille dans la nature telle qu’on l’invente, à condition d’admirer également sa sagesse si par malheur on avait découvert qu’elle a suivi d’autres combinaisons, cet optimisme de détail doit être banni de la philosophie dont le but n’est pas d’admirer, mais de connaître. » (Fragment sur l’Atlantide).
  3. Cette doctrine est bien tombée en désuétude dans la philosophie moderne depuis Descartes et Leibniz. Cependant elle est encore défendue. Nous citerons, par exemple, comme particulièrement intéressant à ce point de vue, l’ouvrage intitulé : L’Homme et la Création, théorie des Causes finales, par Desdouits. (Paris, 1834 — 2e édition, 1840.) Nulle part ce point de vue anthropocentrique n’a été exprimé d’une manière plus affirmative et plus décidée.