Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome I, 1876.djvu/44

Cette page a été validée par deux contributeurs.
36
REVUE PHILOSOPHIQUE

preuve plus éclatante de sa grandeur que le petit privilège d’habiter le centre du monde[1] !

2o On s’est servi encore abusivement du principe des causes finales pour combattre non-seulement des vérités spéculatives, mais des inventions pratiques et utiles aux hommes. Euler, dans ses Lettres à une princesse d’Allemagne, parlant de la possibilité de prévenir les effets de la foudre, nous dit : « Quand même la chose réussirait, il y a cependant bien des personnes qui douteraient qu’il fût permis de se servir d’un tel remède. En effet, les anciens païens auraient regardé comme un impie celui qui aurait entrepris d’arrêter Jupiter dans le mouvement de ses foudres. Les chrétiens qui sont assurés que la foudre est un ouvrage de Dieu, et que la divine providence s’en sert souvent pour la méchanceté des hommes, pourraient également dire que c’est une impiété de vouloir s’opposer à la justice souveraine[2]. » À l’époque de la grande découverte de Jenner, un médecin anglais, le docteur Rowley disait de la petite vérole : « qu’elle est une maladie imposée par les décrets célestes ; » et il déclarait la vaccine « une violation audacieuse et sacrilège de notre sainte religion. » « Les desseins de ces vaccinateurs, ajoutait-il, semblent défier le ciel lui-même et jusqu’à la volonté de Dieu[3]. » Lors de l’introduction des machines à vanner, certaines sectes fanatiques écossaises s’y opposèrent sous prétexte que les vents étaient l’œuvre de Dieu, et qu’il est sacrilège à l’homme de vouloir les susciter à volonté. On appelait le vent du diable celui qui était ainsi obtenu artificiellement. Walter Scott, dans son charmant ouvrage des Puritains d’Écosse, n’a manqué d’introduire ce trait de mœurs intéressant[4]. Enfin de nos jours même, lors de l’introduction des agents

  1. Voir aussi l’argument tiré de l’horreur du vide : Pascal paraît y faire allusion. (Pensées, éd. Havet, t I, p. 155). « Agir en vue d’une fin n’appartient qu’à une nature intelligente. Or, non-seulement chaque chose est coordonnée par rapport à la fin particulière, mais encore chaque chose conspire à la fin commune du tout, comme cela se voit dans l’eau, qui s’élève contrairement à sa nature, de peur de laisser un vide qui rompe la grande contexture du monde, laquelle ne se soutient que par l’adhérence non interrompue de toutes ses parties. » Cet argument bizarre, et qui repose sur une erreur constatée, est tiré de l’ouvrage de Grotius, De veritate religionis christianæ, l. I, ch. vii.
  2. Lettres à une princesse d’Allemagne, 3e part., lett. XXII.
  3. Revue Britannique, août 1861.
  4. La vieille Mause dit à sa maîtresse : « Votre seigneurie et l’intendant veulent que Cuddy se serve d’une nouvelle machine pour vanner le blé. Cette machine contredit les vues de la Providence en fournissant du vent pour votre usage particulier, et par des moyens humains au lieu de le demander par la prière, et d’attendre avec patience que la Providence l’envoie elle-même par l’air. »