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analyses.bouillier. Morale et Progrès

Quel que soit le jugement que l’on porte sur la valeur métaphysique de cette doctrine, il est impossible d’en contester l’élévation et la valeur pratique. Or, si l’auteur, en vrai philosophe, incapable de séparer la pratique de la théorie, répugne à se contenter d’opinions qui ne seraient pas rattachées à des principes évidents par eux-mêmes, il s’est toutefois moins proposé, dans l’ouvrage dont il s’agit, d’établir les principes métaphysiques de sa doctrine, que d’en développer les conséquences pratiques, estimant à bon droit que les principes sur lesquels il s’appuie lui seraient facilement accordés par le plus grand nombre. C’est donc affirmer que le livre atteint pleinement son but que d’en signaler l’utilité et l’opportunité au point de vue social, et de le recommander à ceux qui ont le courage d’envisager le mal, parce qu’ils ont l’énergie nécessaire pour le combattre.

On peut ajouter que la thèse présente une unité et une suite remarquables ; et que toutes les déductions de l’auteur sur le domaine et les limites du progrès s’imposent à celui qui a une fois admis sa distinction des éléments du progrès et sa définition de l’élément moral.

Que si, après avoir rendu hommage au but pratique et à la conséquence de l’auteur, on en vient à examiner les principes métaphysiques sur lesquels il s’appuie, on constate que ces principes ont un caractère éminemment français. La doctrine du libre arbitre, plus ou moins illusoire en Angleterre et en Allemagne, est, sous sa forme la plus précise et la plus franche, l’une des pierres angulaires de la philosophie cartésienne. Notre libre arbitre, infini en étendue, dit Descartes, est le côté par où nous ressemblons le plus à Dieu. La tradition cartésienne s’est conservée, à cet égard, jusqu’à nos jours. Si la négation des fautes involontaires a trouvé chez nous quelques contradicteurs, comme Pascal et Joseph de Maistre, l’autorité de ces grands penseurs elle-même a été impuissante à changer sur ce point notre sentiment naturel ; et nous n’imputons à nos semblables que les fautes émanées de leur volonté libre. Nous protestons contre toute doctrine qui placerait en dehors de nous-mêmes ce qui nous condamne ou nous justifie. L’inviolabilité de l’individu, conséquence pratique de cette doctrine du libre arbitre, est un principe cher à notre conscience et de plus en plus manifesté par nos institutions.

On peut ajouter que ce culte du libre arbitre individuel est le signe distinctif de l’esprit moderne comparé à l’esprit ancien. Si Aristote a eu nettement l’idée du libre arbitre individuel, il l’a considéré comme une source d’indétermination et d’imperfection, dont la raison doit nous affranchir. Épicure seul et son disciple Lucrèce ont célébré le libre arbitre (τὸ γαῥ ἡμῖν ἀδέσποτον (to gar’hêmin adespoton), fatis avulsa potestas) comme un privilége et une perfection. Mais ils l’ont mis au service du plaisir. Ç’a été l’œuvre des nominalistes du Moyen-Âge et des psychologues modernes de dégager par l’observation intérieure, cette faculté inaccessible au raisonnement, et d’en proclamer la valeur singulière.

On ne peut se dissimuler que les thèses de M. Bouillier s’éloignent