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sensation transformée, c’est ce qu’il est difficile d’imaginer. Que devient l’âme ainsi privée de ses facultés propres ? Une substance sans attributs, une véritable entité scholastique dont on n’a que faire dans une doctrine qui explique tout de manière à pouvoir s’en passer ? L’âme de l’homme imaginée par Condillac ressemble fort à ces dieux d’Épicure dont l’existence était parfaitement inutile au monde des atomes. Aussi le matérialisme est-il la conséquence simple et rigoureuse du Traité des Sensations, tandis que l’Essai sur l’Entendement humain n’a rien encore qui répugne absolument au spiritualisme, bien qu’il le prive de quelques-uns de ses arguments.

Chose singulière ! Condillac a bien compris et bien décrit le phénomène de la liberté. Sa Statue compose, délibère, se décide, se sent « le pouvoir de faire ce qu’elle ne fait pas, ou de ne pas faire ce qu’elle fait, se connaît libre[1], » en un mot. Et cependant, qu’est-ce que cette âme, qui ne se montre pas dans le Traité des Sensations ; qui laisse faire à la sensation tout ce merveilleux travail de transformation ? Un être sensible et sentant, rien de plus ; par conséquent, un être essentiellement passif, chez lequel la liberté est un fait inexplicable. L’âme, dans le système de Condillac, en tant que sujet sentant, est elle-même le principe de ses sensations, dont les organes ne sont que les causes occasionnelles. La pensée de Condillac, il faut lui rendre justice, est très-nette et très-ferme sur ce point. « Je dis la cause occasionnelle, parce que les sensations sont les modifications propres de l’âme, et que les organes n’en peuvent être que l’occasion. De là le philosophe doit conclure, conformément à ce que la foi enseigne, que l’âme des bêtes est d’un ordre essentiellement différent de celle de l’homme. Car, serait-il de la sagesse de Dieu qu’un esprit capable de s’élever à des connaissances de toute espèce, de découvrir ses devoirs, de mériter et de démériter, fût assujetti à un corps qui n’occasionnerait en lui que les facultés nécessaires à la conservation de l’animal[2] ? » C’est donc l’âme qui est le vrai principe de ses sensations. C’est même là son unique attribut et sa seule fonction. La sensation, une fois engendrée, fait tout le reste. L’âme n’a d’autre mérite, en cette œuvre, que d’engendrer une sensation supérieure à celle des animaux, et encore elle ne l’engendre qu’à la condition d’un organisme supérieur. Si, par exemple, elle n’avait pas le secours d’un tact plus parfait, la sensation qu’elle en éprouve n’engendrerait ni les idées ni les facultés qui correspondent à cet ordre d’objets. L’esprit capable de s’élever à des connaissances de toute espèce n’est autre chose qu’une sensibilité supérieure, prin-

  1. Dissertation sur la liberté, paragr. 12.
  2. Introduction, p. 9.