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P. JANET. — LES CAUSES FINALES

de celui-ci a eu pour cause l’action de tuer, c’est-à-dire l’action d’enfoncer un poignard dans un corps vivant, cause mécanique sans laquelle il n’y aurait point de mort ; mais réciproquement cette action de tuer a eu pour cause déterminante la volonté de tuer ; et la mort de la victime, prévue et voulue d’avance par le coupable, a été la cause déterminante du crime. Ainsi une cause finale est un fait qui peut être en quelque sorte considéré comme la cause de sa propre cause : mais, comme il est impossible qu’il soit cause avant d’exister, la vraie cause n’est pas le fait lui-même, mais son idée. En d’autres termes, c’est un effet prévu, et qui n’aurait pas pu avoir lieu sans cette prévision[1].

À la vérité, ce serait affirmer beaucoup et dépasser peut-être les limites de l’expérience que d’exiger, pour toute espèce de but, une prévision expresse dans l’agent qui poursuit ce but. On signalera par exemple le phénomène de l’instinct, où il est de toute évidence que l’animal poursuit un but, mais sans savoir qu’il en poursuit un, et sans se l’être représenté préalablement dans son imagination, non plus que les moyens, infaillibles cependant, par lesquels il peut l’atteindre. Généralisant cette difficulté, on dira peut-être que, même en s’élevant à la cause première de l’univers, on n’a pas plus de raison de l’imaginer comme une intelligence qui prévoit un effet que comme un instinct qui y tend sûrement, mais aveuglément, par une nécessité intrinsèque.

Nous n’avons pas à nous engager encore dans ces difficultés prématurées ; disons seulement que pour donner une idée nette de la cause finale, il faut d’abord se la représenter dans le cas le plus saillant et le plus saisissable, c’est-à-dire dans la conscience humaine. Diminuez maintenant progressivement par l’imagination le degré de prévision expresse qui préside à la recherche de l’effet, vous arriverez peu à peu à cette perception obscure et sourde dont parle Leibniz, et qui n’est autre chose que l’instinct lui-même, à cette sorte de somnambulisme inné, comme l’appelle Cuvier, qui préside d’une manière infaillible aux actions de l’animal : à un degré inférieur encore vous trouverez la tendance de toute matière organisée à se coordonner conformément à l’idée d’un tout vivant.

  1. En poussant plus loin l’analyse, on peut distinguer avec Hartmann (Philosophie des Unbewussten, Introd. C. II), quatre moments dans la cause finale : 1o la représentation du but ; 2o la représentation des moyens ; 3o la réalisation des moyens ; 4o la réalisation du but. D’où il suit que l’ordre d’exécution reproduit, en sens inverse, l’ordre de représentation : d’où il suit encore que ce qui est le dernier dans l’exécution (le but) est le premier dans la conception (l’idée du but). C’est ce qu’exprime cet axiome scolastique : Quod prius est in intentione ultimum est in executione.