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heure par heure, sont notés les moindres actes, les moindres pensées du politique, de l’historien, du philosophe, et aussi du banquier qui a nom George Grote. À la longue, de tous les petits faits accumulés, de cet ensemble de documents et de lettres, se dégage une physionomie fort distincte et très-vivante. Mais il n’importe de relever ici que quelques traits qui servent à définir nettement le rôle philosophique du personnage[1].

Dès l’âge de seize ans, Grote était entré dans la maison de banque de son père, à Threadneedle Street : il s’y plaignait de cette routine des affaires qui émousse l’esprit, et plus d’une fuis se surprenait à redire certains vers désolés de Lucrèce, qui fut toujours son poète favori :

O miseras hominum mentes, o pectora cœca,
Qualibus in tenebris vitæ, quantisque periclis,
Degitur hoc aevi quodcumque est !

Si encore, au sortir de la Cité, il eût trouvé à Clay Hill, la résidence de ses parents près de Londres, quelque relâche, quelque joie où il pût se plaire ! Mais sa mère était une calviniste rigoureuse qui vivait dans la retraite. Force fut à George de chercher des amitiés : par un sûr instinct, il ne s’adressa guère qu’à des intelligences éprises des mêmes goûts, curieuses des mêmes études, vouées par nature aux opinions qui devaient être celles de toute sa vie. George Warde Norman, Charles Cameron, tels furent les alliés de sa jeunesse : avec eux il lut et réfléchit, avec eux il s’engagea dans la logique, la psychologie, le droit, l’histoire, l’économie politique, toutes sciences que l’analyse du dix-huitième siècle avait affranchies, et que depuis lors la pensée anglaise tenait en haute estime. Les derniers successeurs de Locke, Hartley et Priestley, peuvent être regardés comme les maîtres de toute cette idéologie qui offre d’ailleurs tant de ressemblances avec la nôtre : leurs disciples, c’était James Mill, Bentham, Ricardo. Aussi n’y a-t-il pas lieu de s’étonner que, de bonne heure, George Grote ait abordé ces hommes dont la doctrine l’avait immédiatement conquis : il n’avait pas vingt ans que déjà il appartenait à l’école.

Il connut d’abord Ricardo qui était alors membre du Parlement pour le bourg irlandais de Portarlington. Il vit ensuite James Mill, et voici comment lui-même raconte l’entrevue :

« J’ai vu Mill chez Ricardo, et j’espère, si je le fréquente, recueillir à la fois du plaisir et de l’instruction ; c’est un penseur profond, il me paraît en même temps assez disposé à se répandre ; enfin il est intelligible et clair. Son esprit a, j’en conviens, ce cynisme et cette dureté qui distinguent l’école de Bentham : ce que surtout je n’aime pas en lui, c’est l’amour qu’il a à insister sur les imperfections des autres, même des plus grands. Mais il est si rare de rencontrer sur son chemin un homme de cette profondeur, que je m’empresserai de le cultiver. »

  1. La Revue parlera prochainement des Fragments on ethical objects de Grote.