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tion parfaitement intelligible. Elles représentent les noyaux formés dans le chaos des sons imitatifs ou interjectionnels, les centres fixes qui se sont établis dans le tourbillon de la sélection naturelle. L’érudit commence et finit par ces types phonétiques ; s’il les méconnaît, ou s’il veut ramener les mots aux cris des animaux ou aux interjections humaines, c’est à ses propres risques. Le philosophe va au delà et, dans la ligne qui sépare le langage émotionnel du langage rationnel, la connaissance intuitive de la connaissance conceptuelle, c’est-à-dire dans les racines de chaque langue, il découvre la véritable barrière qui sépare l’homme de la bête. »

D’après ce qui précède et de l’aveu de M. Max Mueller, cette barrière n’est pas une saillie abrupte et tranchée ; des transitions y conduisent. Avant la période des racines, il y a eu celle des interjections et des imitations, comme, avant la période des haches en pierre polie, il y a eu celle des haches en silex grossièrement taillés, comme, avant la période de l’algèbre, il y a eu celle de l’arithmétique. Par conséquent ce qui distingue l’homme des animaux, c’est que, débutant comme les animaux par des interjections et des imitations, il arrive aux racines où les animaux n’arrivent pas. Or il n’y a là qu’une différence de degré, analogue à celle qui sépare une race bien douée comme les Grecs d’Homère et les Aryens des Védas, d’une race mal douée comme les Australiens ou les Papous, analogue à celle qui sépare un homme de génie d’un lourdaud. En effet un esprit naturellement borné ne peut suivre les abstractions d’un certain ordre ; nous connaissons tous des gens qui, quoi qu’ils fassent et quoi qu’on fasse, n’entendront jamais la Mécanique céleste de Laplace ou la Logique de Hégel ; à grand’peine et par des efforts multipliés, ils parviendront à monter un ou deux des échelons ; mais jamais ils n’arriveront à la moitié de l’échelle, à plus forte raison au sommet. De même un singe, un chien, un perroquet fait quelques pas dans le premier stade du langage ; il comprend son nom, souvent le nom de son maître, parfois un ou deux autres mots, surtout d’après l’intonation avec laquelle on les prononce ; mais il en reste là ; il ne dépasse pas la période des interjections et imitations ; il est même fort loin de la parcourir toute entière ; à plus forte raison il n’entre point dans le second stade, celui des racines. Ainsi le singe est sur la même échelle que l’homme, mais à beaucoup d’échelons au-dessous, sans que jamais l’exemple ou l’éducation puisse le faire monter jusqu’à l’échelon où arrive un Australien, le dernier des hommes. Cet échelon se reconnaît à divers indices, à la possession d’un langage fondé sur des racines, à l’art d’allumer ou au moins d’entretenir le feu (un singe en est incapable), à l’invention de l’ornement (tatouage,