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est évidemment la partie la plus faible. En montrant que nos sensations, comme nos pensées, ne sont que les phénomènes de notre propre esprit, il reconnaissait avec le reste du monde l’existence dans les sensations d’un élément permanent qui n’existe pas dans les idées, mais il saisissait imparfaitement la nature de cet élément. Il suppose que l’objet réel d’une perception sensible, bien que ce ne soit, d’après son aveu, qu’un groupe de sensations, et que son existence soit suspendue en ce qui nous concerne quand nous cessons de la percevoir, reparaît exactement le même la fois suivante que nous venons à le percevoir encore ; et puisqu’il est le même il faut qu’il ait continué d’exister dans un autre esprit. Berkeley ne voit pas clairement que les sensations que j’ai aujourd’hui ne sont pas les mêmes que celles que j’ai eues hier, lesquelles sont passées et ne reviendront plus ; mais qu’elles leur sont exactement semblables ; et que ce qui a continué d’exister n’est qu’une puissance d’avoir des sensations, ou, en d’autres termes, une loi constante de la nature d’après laquelle des sensations semblables pourraient et devraient revenir, après un laps de temps, dans des conditions semblables. Ces sensations que je n’ai pas eues, mais que l’expérience m’apprend que je pourrais avoir eues à tout moment durant le laps de temps interposé entre mes sensations actuelles, ne sont pas une entité positive qui subsiste durant ce temps : elles n’existent pas comme sensation, mais comme croyance garantie ; elles impliquent la constance de l’ordre des phénomènes, mais non une substance spirituelle où les phénomènes résident quand ils ne sont pas présents à mon propre esprit. Dans plusieurs annotations le professeur Fraser émet l’opinion que Berkeley ne voulait pas dire, lorsqu’une sensation revenait après un intervalle, qu’elle fût la même numériquement, mais seulement qu’elle est la même spécifiquement. Mais si la sensation n’est la même que spécifiquement, comment est-il nécessaire qu’elle continue d’exister durant tout le laps de temps interposé ? Quand la sensation momentanée est passée, le retour, après un certain temps, d’une autre sensation exactement semblable, n’implique pas l’existence d’un objet permanent, mental pas plus que matériel, pour conserver une identité qui n’existe pas. Si Berkeley pensait que ce que nous sentons est retenu à l’état d’existence actuelle et non à l’état d’existence potentielle, quand nous ne le sentons plus, il ne saurait avoir pensé que ce n’est rien de plus qu’une sensation. En réalité, en lui donnant le nom ambigu et décevant d’idée, il nous laisse libre de supposer que c’est plus qu’une sensation. Ses idées qu’il suppose constituées par ce que nous percevons par nos sens, ne diffèrent pas de nos sensations, et il ne nous dit pas qu’elles en diffèrent : il se