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John stuart mill.berkeley, sa vie et ses écrits

vent réellement par les sens, et qu’il niait seulement ce qui n’était pas une perception mais une inférence rapide et inconsciente, celle par exemple que l’on prend mal à propos pour une perception, quand on juge de l’extériorité et de la distance par l’œil ; mais avec cette différence que dans ce dernier cas l’inférence est légitime, puisqu’elle repose sur l’expérience, tandis que pour la matière il n’y a pas de base, ni dans l’expérience, ni ailleurs, qui permette de considérer les sensations dont nous avons conscience comme des signes de la présence de quelque chose, à l’exception de possibilités d’autres sensations. Berkeley pourrait dire avec raison, et il le disait en son langage, qu’il était d’accord avec l’opinion commune du genre humain dans tout ce qu’il se représente distinctement par la notion de la matière. Car il s’accordait à reconnaître dans les impressions des sens un élément permanent qui ne cesse pas d’exister dans les intervalles de nos sensations et entièrement indépendant de notre esprit individuel (bien qu’il ne le soit pas de tout esprit). Il avait parfaitement le droit de soutenir que c’est tout ce qui entre dans la composition de la notion positive que les hommes ont des objets matériels. Il s’en séparait quand ils ajoutaient à cette notion positive une notion négative, à savoir, que ces objets n’étaient point mentais ou qu’ils étaient tels qu’ils ne peuvent exister que dans un esprit. Sans tenir compte de cela, il est impossible de donner une idée correcte de l’idée qu’on se fait communément de la matière ; et sur ce point il y a une différence certaine entre Berkeley et l’opinion commune. Il appartenait à Berkeley de soutenir que cette partie de l’idée vulgaire est une illusion, et il l’a fait, selon nous, avec succès. Il n’a pas été aussi heureux quand il a voulu montrer comment l’illusion se produit, et comment elle devient une cause d’erreur (delusion). Il nous explique d’une façon suffisante que « les hommes connaissant qu’ils percevaient plusieurs idées dont ils n’étaient pas les auteurs, comme n’étant pas excitées du dehors, et ne dépendant pas de l’opération de leurs volontés, cela les amena à soutenir que ces idées ou objets de perception avaient une existence indépendante de l’esprit, et en dehors de lui ; et ils ne songèrent jamais qu’il y avait une contradiction impliquée dans ces mots »[1]. Il n’est pas surprenant que cette explication n’ait pas été trouvée suffisante. En effet nos idées ne dépendent pas toujours non plus de notre propre volonté ; et par conséquent, dans cette théorie, nos idées, aussi bien que nos perceptions des sens devraient être considérées comme extérieures à nous. Berkeley échappe à cette difficulté en exagérant beaucoup la dépen-

  1. Vol. I, p. 184.