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H. TAINE. — ACQUISITION DU LANGAGE.

plus. Quoi qu’il en soit, à table, à la vue d’un mets dont elle a envie, elle dit plusieurs fois de suite oua-oua ; elle dit aussi le même mot, quand, après en avoir mangé, elle veut en manger encore. Mais c’est toujours en présence d’un mets et pour désigner quelque chose de mangeable. En cela le mot se distingue de am qu’elle n’emploie que pour désigner son envie de manger, sans spécifier la chose à manger. Ainsi, quand dans le jardin elle entend sonner la cloche du dîner, elle dit am et non oua-oua ; au contraire, à table, devant une côtelette, elle dit oua-oua, et bien moins souvent am.

D’autre part le mot tem (donne, prends, regarde) dont j’ai parlé est depuis deux mois tombé en désuétude ; elle ne le dit plus, et je ne vois pas qu’elle l’ait remplacé par un autre. La cause en est sans doute que nous n’avons pas voulu l’apprendre ; il ne correspondait à aucune de nos idées, parce qu’il en réunissait trois fort distinctes ; nous ne nous en sommes pas servi avec elle ; par suite elle a cessé de s’en servir.

Si l’on résume les faits que je viens de raconter, on arrive aux conclusions suivantes ; c’est aux observateurs à les contrôler par des observations faites sur d’autres enfants :

À l’origine l’enfant crie et emploie son organe vocal de la même façon que ses membres, spontanément et par action réflexe. — Spontanément et par plaisir d’agir, il exerce ensuite son organe vocal de la même façon que ses membres, et en acquiert l’usage complet par tâtonnement et sélection. — Des sons non articulés, il passe ainsi aux sons articulés. — La variété d’intonations qu’il acquiert, indique chez lui une délicatesse d’impression et une délicatesse d’expression supérieures. — Par cette délicatesse il est capable d’idées générales. — Nous ne faisons que l’aider à les saisir en lui suggérant nos mots. — Il y accroche des idées sur lesquelles nous ne comptions pas et généralise spontanément en dehors et au delà de nos cadres. — Parfois il invente non seulement le sens du mot, mais le mot lui-même. — Plusieurs vocabulaires peuvent se succéder dans son esprit, par l’oblitération d’anciens mots que de nouveaux mots remplacent. — Plusieurs significations peuvent se succéder pour lui autour du même mot qui reste fixe. — Plusieurs mots inventés par lui sont des gestes vocaux naturels. — Au total, il apprend la langue déjà faite, comme un vrai musicien apprend le contre-point, comme un vrai poète apprend la prosodie ; c’est un génie original qui s’adapte à une forme construite pièce à pièce par une succession de génies originaux ; si elle lui manquait, il la retrouverait peu à peu ou en découvrirait une autre équivalente.

… L’observation a été interrompue par suite des calamités de l’an-