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logues obligés qui peignent les lieux que j’avais sous les yeux, les sentiments qui m’occupaient au moment où se renoue le fil de ma narration. Les formes changeantes de ma vie sont ainsi entrées les unes dans les autres ; il m’est arrivé que, dans mes instants de prospérité, j’ai eu à parler de mes temps de misère ; dans mes jours de tribulation, à retracer mes jours de bonheur. Ma jeunesse pénétrant dans ma vieillesse, la gravité de mes années d’expérience attristant mes années légères, les rayons de mon soleil, depuis son aurore jusqu’à son couchant, se croisant et se confondant, ont produit dans mes récits une sorte de confusion, ou, si l’on veut, une sorte d’unité indéfinissable : mon berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon berceau ; mes souffrances deviennent des plaisirs, mes plaisirs des douleurs, et je ne sais plus, en achevant ces Mémoires, s’ils sont d’une tête brune ou chenue[1]. » Chez le nostalgique, les souvenirs sont sous la dépendance des sentiments. Au commencement du viie livre des Confessions, J.-J. Rousseau nous dit que pour raconter sa vie, il compte davantage sur la mémoire des sentiments que sur celle des événements. « Je n’ai, dit-il, qu’un guide fidèle sur lequel je puisse compter ; c’est la chaîne des sentiments qui ont marqué la succession de mon être et par eux celle des événements qui en ont été la cause ou l’effet. Je puis faire des omissions dans les faits, des transpositions, des erreurs de dates ; mais je ne puis me tromper sur ce que j’ai senti ni sur ce que ces sentiments m’ont fait faire : et voilà de quoi principalement il s’agit. » — Mais rien de plus décevant que le sentiment. Suivant la remarque de M. H. Höffding[2], l’observation montre qu’il est beaucoup plus facile de se rappeler les événements que les dispositions du passé. Pour les événements, il y a des points de repère, des moyens de contrôle, des confrontations possibles avec les souvenirs d’autres personnes ; pour les sentiments il n’y en a pas. — De plus, les sentiments du présent réagissent sur ceux du passé et colorent à notre insu notre vie passée. Ils exercent une sélection inconsciente. Rousseau nous dit que dans ses souvenirs, il a une tendance à oublier les soucis pour s’occuper du gai et du souriant, tendance qu’il fait dériver de la pente naturelle qui nous porte à préférer l’agréable au désagréable. « Tandis que son imagination,

  1. Chateaubriand, Mémoires, préface.
  2. Harald Höffding, J.-J. Rousseau et sa philosophie, p. 18.