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qualité affective : une mémoire affective tenace, mémoire stagnante, ruminante et remâcheuse de souvenirs. Par contre, l’homme d’action ou de plaisir a généralement une sensibilité peu profonde, à fleur d’âme, une mémoire affective peu tenace, ce qui n’exclut pas d’ailleurs une excellente mémoire générale, une de ces miraculeuses mémoires physiologiques dont parle W. James et qui prédestinent au succès toutes les grandes vedettes qui ont paru sur la scène du monde. — Si l’on voulait s’appesantir sur cette psychologie de la rancune et de la haine, on pourrait remarquer que, suivant les cas et surtout suivant les natures, deux sortes de souvenirs engendrent la haine. Tantôt c’est le souvenir du mal qu’on a souffert ; tantôt celui du mal qu’on a soi-même infligé à autrui. — On craint et par suite on hait celui qu’on a offensé. C’est le mot de J.-J. Rousseau à propos de ses ennemis : « Ils me haïssent à cause du mal qu’ils m’ont fait. » Cette dernière espèce de haine qui caractérise évidemment les âmes les plus basses n’est pas la moins fréquente. « Notre belle pratique d’aujourd’hui, dit Montaigne, porte-t-elle pas de poursuivre à mort aussi bien celui que nous avons offensé que celui qui nous a offensé[1] ? » Mais comme cette espèce de haine vise l’avenir et est surtout faite de la prévision et de la crainte des représailles, elle ressortit moins directement que l’autre à la psychologie récurrente ou rétrospective que nous esquissons.

De la rancune on pourrait rapprocher la révolte. D’après Nietzsche, le Révolté appartient au type réactif, au type que le philosophe appelle l’Homme du ressentiment. La révolte est une attitude réactive ; une réaction contre le passé, une inacceptation du passé, un sentiment « d’insupportation », comme dit Chateaubriand. L’affront, l’injustice subie reste dans le gosier, ne peut passer. On ne peut l’avaler, suivant une locution grossièrement expressive. La révolte est donc un principe d’arrêt dans le cours des sentiments et des pensées ; mais elle est aussi un principe de renouvellement, le point de départ d’un changement radical de l’être. Un enfant docile, à la suite d’une injustice subie, apprend la révolte, la résistance, la lutte.

Dans les états d’âme nostalgiques rentrerait encore la jalousie rétrospective. Et aussi ce qu’on pourrait appeler l’irrésolution

  1. Montaigne, Essais, t. IV, ch. xxvii, Couardise, mère de la cruauté.