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le passage suivant de Casanova peut servir de contre-partie et de contre-épreuve. « J’ai eu de détestables ennemis qui m’ont persécuté et que je n’ai pas exterminés par ce qu’il n’a pas été en mon pouvoir de le faire. Je ne leur eusse jamais pardonné si je n’eusse oublié le mal qu’ils m’ont fait. L’homme qui oublie une injure ne la pardonne pas ; il oublie ; car le pardon part d’un sentiment héroïque, d’un cœur noble, d’un esprit généreux ; tandis que l’oubli vient d’une faiblesse de mémoire ou d’une douce nonchalance, amie d’une âme pacifique et souvent d’un besoin de calme et de tranquillité ; car la haine, à la longue, tue le malheureux qui se plaît à la nourrir[1]. » D’après Nietzsche, l’oubli des injures, l’absence de ressentiment serait la caractéristique des natures fortes. « Même lorsque le ressentiment s’empare de l’homme noble, il s’achève et s’épuise par une réaction instantanée : c’est pourquoi il n’empoisonne pas ; en outre dans des cas très nombreux, le ressentiment n’éclate pas du tout ; alors que chez les faibles et chez les impuissants, il serait inévitable. — Ne pas pouvoir prendre au sérieux longtemps un ennemi, ses malheurs, et jusqu’à ses méfaits c’est la caractéristique des natures fortes qui se trouvent dans la plénitude de leur développement, et qui possèdent une surabondance de force plastique, régénératrice et curative qui va jusqu’à oublier. — Un bon exemple pris dans le monde moderne, c’est Mirabeau qui n’avait pas la mémoire des insultes, des infamies que l’on commettait à son égard et qui ne pouvait pas pardonner, uniquement par ce qu’il oubliait[2]. » Ces divers témoignages tendent à une même conclusion : la rancune tiendrait à la ténacité de la mémoire affective et aux prolongements qu’y jette l’insulte, prolongements qui s’amplifient et se développent avec le temps. C’est pourquoi le sentimental est presque toujours un rancunier (exemple : Chateaubriand[3]). Les deux dispositions : l’humeur sentimentale et l’humeur rancunière sont conditionnées par la même

  1. J. Casanova, Mémoires, Préface.
  2. Nietzsche, Généalogie de la Morale.
  3. Il est à remarquer que Chateaubriand est un des premiers écrivains, peut-être le premier qui ait signalé l’existence de la mémoire affective. « Cette mémoire des mots qui ne m’est pas entièrement restée, a fait place chez moi à une autre sorte de mémoire plus singulière dont j’aurai peut-être occasion de parler… Sans la mémoire, que serions-nous ? Nous oublierions nos amitiés, nos amours, nos plaisirs, nos affaires ; le génie ne pourrait rassembler ses idées ; le cœur le plus affectueux perdrait sa tendresse s’il ne s’en souvenait plus… » (Mémoires d’Outre-Tombe, t. I, p. 72.)