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et d’ailleurs toujours pour nous le connu ne plonge-t-il pas, à un certain moment, dans l’inconnu ?

La nostalgie, maintenant, ce n’est plus l’aspiration au passé, la passion d’approfondir des réminiscences, c’est l’aspiration à l’inconnu, à l’imprécis, à l’indéterminé. C’est la Sehnsucht, le désir infini d’une chose vague et lointaine : c’est un ennui vague, une langueur flottante qui s’empare de nos sens et de notre esprit ; c’est le veternus des anciens, l’acedia du moyen âge, c’est la libido sentiendi, la delectatio morosa ; le daemon meridianus ; c’est « un inexprimable désir plein d’amour et de tristesse » (Carlyle) ; c’est « le désespoir sans cause qu’on porte au fond du cœur » (Chateaubriand) : c’est l’évadement du présent, l’alibi des âmes insatisfaites ; c’est le mal de l’inconnu, le mal du siècle. — L’objet d’un tel désir désespéré est multiple, polymorphe, fluide et insaisissable. C’est l’Âge d’or ou le Paradis terrestre ; c’est l’Androgyne de Platon ; le lotus sacré des anciens Égyptiens ; c’est le Nirvanâ hindou ; c’est la Terre-Sainte des Croisades ; c’est le graal des Chevaliers du Saint-Sépulchre ; c’est l’état de nature de Rousseau ; c’est la petite fleur bleue de Novalis ; c’est le « Fantôme d’amour » de Chateaubriand.

En même temps qu’elle est un retour au passé et à l’inconnu de notre destinée, la nostalgie est encore un effort pour remonter à notre essence intime, à notre nature primitive, à notre émotivité profonde a posterioribus ad anteriora ; ab exterioribus ad interiora. Et elle est peut-être aussi un effort pour faire aboutir l’inconnu qu’on porte en soi. C’est, sous couleur de regret, un désir vague, une tristesse sans borne vers un état de bonheur qu’on place dans le passé, mais qui est l’inquiète promesse d’un lendemain meilleur, d’un état plus haut de notre être. Et aux deux formules précédentes, on pourrait ajouter celle-ci, bien qu’elle subodore un idéalisme de mauvais aloi : ab inferioribus ad superiora. Insensiblement la nostalgie a gagné des cercles de plus en plus vastes de notre nature et de notre destinée ; elle l’enveloppe maintenant tout entière, chez ceux du moins qu’elle a marqués de son signe.

Aspiration au passé ; aspiration à l’inconnu, au primitif et à l’essentiel ; à l’extension et à la plénitude de notre être, la nostalgie est tout cela. De ces divers sens, c’est surtout le premier que nous aurons en vue ici, en opposant nostalgie à futurisme. Il est vrai que ce sens est encore très large et que le domaine de la nostalgie