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selon les natures, c’est toujours plutôt dans l’un que dans l’autre que l’on vit. C’est pourquoi le sentiment du présent sera différent chez les natures passéistes et chez les natures futuristes. Chez ces dernières, c’est-à-dire chez les hommes d’action et de volonté, le sentiment du présent sera un sentiment de tension, parfois d’angoisse, en face des difficultés de l’heure ; chez les natures passéistes, chez les rêveurs, du moins aux heures de songerie heureuse, ce sera un sentiment de détente ; ce sentiment élémentaire de la vie, « ce doux sentiment de l’existence indépendant de toute autre sensation » que J.-J. Rousseau a célébré dans ses Rêveries d’un promeneur solitaire et qui s’emparaient de lui principalement pendant ses promenades dans la campagne ou, lorsque couché dans son bateau, il se laissait emporter par le courant, extase momentanée, instant de ravissement que le Faust de Gœthe appela en vain de ses vœux. — Chez une autre race de contemplatifs, (tant les âmes sont dissemblables), le sentiment du présent prendra un goût d’amertune et comme d’insipidité qu’exprimé bien un personnage de M. Barrès ; « je n’ai guère l’angoisse du résultat, dit-il. Quand on s’est institué un fort dédain du jugement des hommes et du but poursuivi, peu importe, hors que nous mourrons un jour. J’ai une vision si nette de ce que valent les choses, sitôt possédées, et des moyens de les acquérir, que la seule mesure de mon sentiment à leur égard tient en ceci que ce sont toujours ma compagnie et mon occupation du moment que je juge les plus misérables[1]. »

Ces nuances de sensibilité varient à l’infini avec les individus. Mais si délicates et ténues qu’elles soient, elles ont leur importance sentimentale et morale. Elles supposent ou elles commandent de multiples connexions et combinaisons psychologiques ; elles entraînent des répercussions et des conséquences qui ne sont pas négligeables.

Parlons de la nostalgie. — Ce mot peut avoir deux sens. Il peut signifier la hantise du passé ; il désigne aussi la hantise de l’inconnu, de l’indéterminé, de l’indéfini, du mystère. De ces deux sens, le premier semble le sens primitif. Le mot nostalgie vient d’un mot grec qui veut dire Retour. Étymologiquement, la nostalgie, c’est le

  1. M. Barrés, Le Jardin de Bérénice.