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surhumain, il est au Temps ce que le Bateau Ivre de Rimbaud est à l’Espace, avec cette différence qu’il suit une direction fixe…


J’ai vu des archipels sidéraux ! Et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur ;
— Est-ce en ces nuits sans fond que tu dors et t’exiles,
Millions d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ?


Le type passéiste, ou ralenti, ou stagnant, pourrait être symbolisé par cet étrange personnage de Balzac : le marquis de Valentin, héros de la Peau de chagrin. Victime du talisman contre lequel il a vendu son âme, et sachant que le cercle de ses jours, figuré par la peau de chagrin, doit se resserrer à chaque désir nouveau, l’infortuné économise le temps, redoute la marche des heures, et s’attache à les rendre aussi vides que possible. Dans sa phobie du désir meurtrier, il s’ensevelit dans l’inaction voulue, dans une négation de volonté et d’intelligence, image désespérée du sédentarisme psychique, de la stagnation mentale absolue.

À ces deux modalités : amour du futur, amour du passé, faut-il en ajouter une troisième : le sentiment spécifique du présent, et reconnaître un troisième type psychologique qu’on appellerait, d’un terme barbare, le type présentéiste ? — Peut-être. Il y a des natures surtout sensibles à l’immédiat, aisément hypnotisables par ce qui vient d’être. Mais ce sens du présent est chose singulièrement ténue. Le présent nous fond dans les doigts. Le pur présent, si l’on peut ainsi parler, n’étant que l’instant — limite qui sépare, le passé de l’avenir, ne peut être occupé par un état de conscience, si court qu’il soit. Ce n’est qu’un point mathématique, une abstraction. Cet instant-limite n’est perceptible qu’intégré à un temps organique beaucoup plus étendu que lui dont il partage la vie et le mouvement. Il devient alors ce que W. James appelle le « présent apparent[1] ». — Apparent en effet. Car ce présent-là ne mérite pas son nom. Il est encore du passé et il est déjà de l’avenir ; il ramasse le passé sur l’avenir ; il est une synthèse des deux ; il est « la partie immédiate du passé qui, penchée sur l’avenir, travaille à le réaliser et à se l’adjoindre[2] ». — Au fond, vivre dans le présent, c’est vivre dans le passé ou dans l’avenir ou dans les deux à la fois. Mais

  1. W. James, Précis de Psychologie, La Perception du Temps, p. 365.
  2. H. Bergson, Matière et Mémoire, p. 163.