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analyses.grote. A treatise of the moral ideals.

La philosophie morale est l’art de la vie dans le sens le plus élevé de ce mot. Vivre, c’est déployer toutes ses puissances, toutes ses facultés ; et la philosophie morale a pour objet de donner à la sensibilité comme à l’activité le développement le plus complet, la plus grande satisfaction.

Puisque la philosophie morale a pour but de rendre la vie la meilleure possible, elle ne peut pas ne pas se proposer un idéal. On pourrait, il est vrai, concevoir une science du bonheur sans idéal ; elle se contenterait de nous enseigner les moyens d’éviter la peine quand elle se présente, de saisir le plaisir quand il s’offre, sans se préoccuper du futur, sans essayer de combiner les plaisirs pour en former un bonheur idéal. Mais l’homme n’est pas seulement sensible ; il est doué d’imagination, et par elle il anticipe nécessairement l’avenir ; il est actif, c’est-à-dire qu’il poursuit naturellement certaines fins. Les rapports intimes qui unissent les deux éléments essentiels de notre nature, la sensibilité et l’activité, rendent chimérique la conception d’une science du bonheur d’où l’idéal serait entièrement banni.

Dans la réalité, la poursuite du bonheur implique un choix : nous devons, pour être heureux, renoncer aux plaisirs passagers, et rechercher ceux qui sont durables. Or un tel choix n’est possible qu’à la condition d’un idéal auquel nous rapportons les plaisirs, et qui est, en quelque sorte, la mesure de leur valeur. La pure expérience est incapable de nous fournir ce principe de comparaison.

Mais c’est surtout l’arétique qui est idéale par essence. Les mots : devoir, obligation, expriment la chose qui doit être faite (the faciendum), une chose, par conséquent, qui n’est pas actuellement l’objet de l’expérience. L’art de la vie, ou la philosophie morale, est donc, en quelque manière, l’art d’une non-existence qui doit être réalisée. Le doit être est, par définition, un absolu, et rien d’absolu n’est donné empiriquement ; la philosophie morale ne peut ainsi être une science inductive ou positive.

Ce qui doit être fait peut être représenté par diverses formules ; mais toutes sont par essence des principes intuitifs. Quand Bentham consacre sa vie à édifier la science des mœurs sur le principe du plus grand bonheur possible du plus grand nombre possible (the greatest happiness of the greatest number) c’est là sans doute une entreprise noble et désintéressée ; mais pourquoi a-t-il donné à ses efforts ce but plutôt qu’un autre ? Pourquoi travaille-t-il à assurer le plus grand bonheur du plus grand nombre, plutôt qu’à devenir riche et puissant ? Il y a une raison à ce choix ; cette conduite en elle-même est préférable à toute autre. Pourquoi l’est-elle et pourquoi ce choix ? Voilà ce qu’il importe de connaître beaucoup plus que les règles mêmes de la science du bonheur ; car le point capital, pour la science des mœurs, c’est, en réalité, que les hommes pensent sur ce sujet comme Bentham : ce n’est pas qu’ils étudient son système. Dira-t-on qu’il semble impossible que le plus grand bonheur du plus grand nombre n’apparaisse pas à