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Pour finir cette revue rapide, il nous reste à parler de la connaissance de l’esprit ou du moi. La thèse de M. Taine sur ce point est une de celles qui a le plus choqué les habitudes régnantes. Pour la comprendre, il faut d’abord se débarrasser l’esprit de toute idée de substance, rejeter l’hypothèse d’un fantôme métaphysique qui serait la cause permanente et toujours agissante de notre vie interne. Le moi alors ne nous apparaît plus que comme une résultante, « comme une série continue d’événements contigus. » Notre moi se posant toujours comme un point fixe au milieu de ce flot de phénomènes changeants, nous le croyons simple parce qu’il est stable. En réalité, il n’est qu’un groupe d’événements présents et passés qui sert de noyau aux autres : c’est une trame tissée de fils si nombreux que beaucoup peuvent se rompre, sans qu’elle en reste moins solide et inaltérée. Ce que M. Taine a substitué à l’hypothèse d’une substance pour expliquer la permanence du moi, c’est la loi d’association.

Par elle se forment ces groupes et ces rapports d’images qui, quoique n’étant qu’un extrait des phénomènes, paraissent s’opposer à eux, comme ce qui reste à ce qui passe. « La notion du moi, illusoire au sens métaphysique, ne l’est pas au sens ordinaire. On ne peut pas la déclarer vide : quelque chose lui correspond, quelque chose d’assez analogue à ce qui, d’après notre analyse, constitue la substance du corps. Ce quelque chose est la possibilité permanente de certains événements sous certaines conditions, et la nécessité des mêmes événements sous les mêmes conditions, plus une complémentaire ; tous ces événements ayant un caractère commun et distinctif, celui d’apparaître comme internes. À ce titre, en maintenant exactement le sens des mots, nous pouvons dire que le moi, comme les corps, est une force ;…mais ce mot n’exprime que des rapports, rien de plus. À tous les moments de ma vie, je suis un dedans qui est capable de certains événements sous certaines conditions… Il est manifeste que ce n’est pas là une notion primitive. » (Tome II, p. 189-190). Je crois qu’on peut dire, sans altérer la pensée de M. Taine, que le moi n’est pour lui qu’un croisement, le point de jonction d’un faisceau d’événements dépendant de l’organisme, lequel dépend du milieu ambiant, qui dépend lui-même de la nature de notre planète et ainsi de suite. C’est le sommet d’une pyramide et par suite le point de l’édifice le plus dépendant.

M. Taine a fait à l’appui de sa thèse un emploi très-habile des faits rapportés par les aliénistes sur les maladies de la personnalité. L’identité n’étant que la possibilité d’avoir les mêmes sensations, si les conditions varient, l’identité disparaît. Si mes cellules cérébrales subissent certains changements, je me croirai changé en femme,