Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, IV.djvu/348

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
338
revue philosophique

Le seul art qui se soit largement développé de nos jours, la musique, est singulièrement approprié au tempérament pessimiste. Ajoutons-y les déceptions politiques, l’énigme chaque jour plus inquiétante des questions sociales, les disproportions monstrueuses de bien-être maté" riel de plus en plus senties par la masse du peuple. Le Dr  Waldstein qui vient d’étudier avec beaucoup de soin les causes physiques du pessimisme en Allemagne, l’attribue à la mauvaise éducation physique des écoles, aux excès malsains de la vie universitaire, à un mécontentement général des esprits qui est au fond, sinon à la surface. Les classes ouvrières sont largement imbues de socialisme, et leurs idées ne pouvant, sans péril, revêtir la forme d’une doctrine purement économique, s’expriment, comme elles peuvent, sous la forme d’une conception pessimiste de la vie. — D’ailleurs, comme le dit M. Sully, il est bien difficile d’expliquer un phénomène historique auquel on se trouve mêlé et pour lequel on n’a point la perspective du temps.

La critique de l’auteur s’adressant surtout au pessimisme, on se demandera s’il est optimiste. Nullement : il a même tracé un vigoureux tableau des maux que la civilisation entraîne par nécessité. Il rejette l’une et l’autre doctrine, toutes deux n’étant vraies qu’en partie, n’embrassant qu’un champ limité d’expériences. Celle qu’il adopte, il l’appelle d’un nom emprunté à George Elliot : le meliorisme. C’est une théorie du progrès appuyée sur des bases historiques et biologiques, une marche vers le mieux, dans la mesure du possible.

Quoique M. Sully, dans sa critique, ait essayé de tenir la balance égale, il est probable que les pessimistes se plaindront. En fait, sa doctrine est plus près de l’optimisme : rien de surprenant s’il y incline à son insu. Il a très-bien montré que comme conception générale du monde, comme Weltanschaviung, l’optimisme ne se soutient pas. On peut même s’étonner que pour un esprit débarrassé de préoccupations théologiques, une pareille question se pose : L’univers est-il bon ou mauvais ? Il est certain que tout être humain se fait à sa manière une opinion quelconque sur la valeur de la vie et, suivant son caractère, suivant les circonstances, la déclare bonne ou mauvaise. Mais la plupart des pessimistes font toute autre chose. Ils ne se contentent pas de dire : La vie est mauvaise ; ils disent : le monde est mauvais. Ils le représentent comme le processus éternel d’une volonté aveugle, d’une déraison sans remède : le malheur de la vie n’est pour eux qu’une épave du désastre universel. À cette fantaisie cosmologique, il n’y a rien à répondre, sinon qu’appliqués au monde ces termes « bon » et « mauvais » n’ont aucun sens. En réalité, la question que pose le pessimisme ne se rapporte qu’à l’homme seul, tout au plus aux êtres sentants comme lui ; et la question : le monde est-il mauvais ? se réduit à celle-ci : Est-il mauvais pour l’homme ? qui se réduit elle-même à celle-ci : Qu’est-il pour chaque homme en particulier ? Or, qui se chargera de recueillir, d’apprécier, d’additionner les réponses ? qui se croira qualifié pour répondre au nom de l’humanité ?