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et sur la nécessité de la douleur. Que le plaisir précède la douleur, il faut bien en convenir, car l’activité régulière précède nécessairement l’activité troublée. Mais nous ne pouvons nous empêcher de trouver M. Bouillier trop optimiste[1] dans son apologie de la douleur. Il montre bien, avec Leibnitz combattant Bayle, que la souffrance était nécessaire pour notre conservation, pour notre bien moral, et que le plaisir n’y eût pas suffi ; mais on a peine à le suivre quand il va jusqu’à prétendre qu’il était impossible que la douleur fût moins répandue, et que le plaisir ne saurait exister sans la douleur. De même, examinant dans quelle proportion sont le plaisir et la peine en ce monde[2], il signale avec raison la tendance que nous avons à exagérer nos peines, à méconnaître nos plaisirs habituels et durables ; il démontre fortement que le plaisir est la règle, et la douleur l’exception ; mais on voudrait que lui-même fît entrer en ligne de compte cette malheureuse loi de notre nature, la plus grande peut-être de nos misères, qui nous condamne à souffrir amèrement de nos moindres maux, à laisser passer inaperçu le meilleur de nos joies.

Une « classification des faits affectifs » termine l’ouvrage[3]. Les plaisirs ne peuvent être classés que d’après leurs caractères extrinsèques, c’est-à-dire d’après leurs causes et leurs objets, les simples variations d’intensité ne comportant ni mesure, ni divisions fixes. {{M.|Bouillier}] aurait pu ici exposer plus au long et discuter de plus près la classification de Léon Dumont, qu’il élimine. Elle est en effet un peu artificielle et au moins contestable, mais elle est systématique et fortement élaborée : c’était assez pour qu’elle eût droit à un examen approfondi. Quoi qu’il en soit, voici celle qu’on propose ou plutôt qu’on maintient à la place. « Les diverses manifestations.de l’activité humaine peuvent se ramener à quatre modes, qui sont : l’activité instinctive, l’activité habituelle, l’activité intellectuelle et l’activité volontaire ; de là des plaisirs et des peines de l’instinct, de l’habitude, de l’intelligence et de la volonté… Quant aux subdivisions, il y aura des plaisirs de chaque instinct, de chaque fonction organique, de chaque habitude, de chaque opération de l’entendement, de chaque manifestation de la liberté et de la personnalité. » — L’auteur n’entreprend pas une énumération, encore moins une analyse de toutes ces émotions : cela irait à l’infini. Nous ne pouvons pas même retracer ici sa rapide esquisse. Une brève et excellente discussion de la théorie qui ramène l’instinct à une habitude héré-

  1. Cet optimisme du psychologue fait un contraste assez curieux avec le pessimisme du moraliste. Voir Morale et Progrès. Paris, Didier, 1875. Ce contraste, d’ailleurs, n’est nullement une contradiction.
  2. Chap. XIV. Ce chapitre ne se trouve que dans l’édition nouvelle. Il contient une intéressante digression sur le respect dû à la sensibilité de l’animal et une protestation contre l’abus des vivisections.
  3. Elle est précédée d’une dissertation sur le rang qui revient à la sensibilité dans l’étude des facultés. Le premier rang lui appartient sans contredit, et l’auteur reconnaît, avec autant de raison que de bonne grâce, qu’il l’avait à tort, dans sa première édition, subordonnée à l’intelligence.