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lui « persuadé qu’il n’y a aucune lumière à en tirer ». Quand on reconnaît que les phénomènes affectifs ont deux faces, comment ne pas avouer qu’on en aurait une connaissance plus complète, si l’on pouvait les décrire sous ces deux faces ? Si, à tout ce qui est plaisir ou peine dans la conscience, répondent certains changements dans l’organisme, et réciproquement (car la réciproque même est impliquée dans la thèse de M. Bouillier), qui oserait affirmer à priori que l’étude des émotions ne relève à aucun degré et n’a rien à attendre de l’étude des fonctions ? Qu’un plaisir en tant que plaisir, diffère essentiellement d’un courant nerveux, ce n’est pas douteux ; mais cela n’empêche pas qu’une bonne étude de l’appareil nerveux sensitif, ne soit fort utile dans une théorie complète de la sensibilité ; et l’on s’étonne que M. Bouillier, qui a volontiers réagi contre l’idéologie exclusive, qui a remis en honneur l’étude des émotions, qui par son animisme hardi[1], a pour ainsi dire attribué à la psychologie le domaine entier de la vie, ait cru devoir ici proclamer purement et simplement le divorce entre la science de la vie et la science de l’âme, sur un point où leur union est non-seulement possible, mais plus désirable que partout ailleurs.

Un jeune savant, le Dr Charles Richet, vient précisément de publier un volume de Recherches expérimentales sur la Sensibilité[2]. Cet ouvrage, malgré le goût de l’auteur pour la philosophie et les lettres, est un travail exclusivement physiologique et médical. Eh bien ! si M. Bouillier le parcourait, nous sommes sûrs qu’il y trouverait, en dépit de certaines confusions qui le choqueraient, en dépit, par exemple, d’une excessive extension du mot sensibilité, un grand nombre de faits intéressants et d’observations curieuses, parfaitement dignes de figurer dans une étude des émotions, et propres à jeter du jour sur la nature même du plaisir et de la douleur. Ce qui nous frappe précisément, c’est que sur ce point la solution du physiologiste (à en juger par des passages épars, car il ne traite qu’implicitement cette question), est exactement celle du philosophe. Croit-on qu’un tel accord entre des auteurs placés à des points de vue opposés soit sans importance ? Croit-on vraiment qu’en ces matières le témoignage d’un médecin, bon observateur, ait moins de poids que celui d’un poète ? Soutiendrait-on sérieusement, en un mot, que le crédit d’une théorie psychologique de la douleur ne peut être aucunement accru par l’assentiment de savants, qui sont les perpétuels témoins et comme les familiers de la souffrance ?

Ces réserves faites, on ne peut qu’applaudir au Soin rigoureux qu’a pris M. Bouillier de fixer, avec la dernière précision, l’objet de son étude. Les longues pages qu’il consacre à dissiper toutes les équivoques, à distinguer les émotions ou « faits affectifs » d’abord des « faits intellectuels, » puis des « faits volontaires », — pouvaient passer pour

  1. Le principe vital et l’âme pensante, 2e édition, 1 vol. in-12, chez Didier.
  2. Recherches expérimentales et cliniques sur la Sensibilité, par le Dr Charles Richet, ancien interne lauréat des hôpitaux de Paris, licencié es sciences. — In-8°, chez Masson 1877.