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boutroux.zeller et l'histoire de la philosophie

doute du processus physique, mais réglé, lui aussi, et de plus en plus nécessaire.

Ce processus intellectuel peut être objet de science, au sens précis du mot. La part de contingence qui s’y mêle invinciblement ne saurait décourager le rationaliste qui cherche, dans les choses, un enchaînement régulier. Car elle se retrouve, d’une manière générale, dans les objets de toutes les sciences. Nous ne raisonnons jamais que sur des probabilités ; et c’est de données particulières, dont chacune peut contenir une erreur, que nous tirons une loi d’ensemble certaine. La tâche de l’historien de la philosophie, comme de tout historien, est de « chercher, dans les produits contingents de la liberté, la trame de la nécessité historique[1]. »

M. Zeller, on le voit, revient, par un détour, à la doctrine de la nécessité ; et le libre arbitre, dont il admet l’existence réelle, devient partie intégrante de ce nouveau déterminisme. C’est par son action que naît et grandit ce monde intellectuel que nous voyons peu à peu émerger du monde physique ; et c’est par la sûreté croissante de cette action, que le monde intellectuel acquiert peu à peu la consistance et l’enchaînement d’un développement nécessaire.

M. Zeller repousse donc plutôt la forme que le fond du système de Hegel : lui aussi, en somme, il ne considérera les produits de l’initiative individuelle, que pour les résoudre en moments nécessaires d’une évolution d’ensemble, et il ne les appréciera que dans la mesure où ils se prêteront à cette réduction. Nous retrouverons ici le trait distinctif de l’esprit allemand, qui établit entre le tout et la partie un rapport de fin à moyen, et qui ne voit dans l’individuel, comme tel, qu’une négation et une forme provisoire de l’être. Ce n’est point par hasard qu’un traité du Serf Arbitre a été composé par celui qu’aujourd’hui encore l’Allemagne regarde comme la plus haute incarnation de son génie. Dans ce pays, pénétré d’esprit religieux, le libre arbitre, ou puissance de se soustraire à l’action divine, à la tendance universelle, à, l’infini, ne saurait exister pour lui-même. Si son existence est reconnue, le seul rôle qu’on lui puisse attribuer sera celui d’un moyen, ayant dans la réalisation d’un ordre nécessaire et immuable, dans la consommation de l’unité, dans le règne de Dieu, sa fin et sa raison d’être.

Le génie français, au contraire, lorsque avec Descartes il a pris conscience de lui-même, a embrassé d’abord la cause du libre arbitre, de cette perfection, dit notre philosophe[2], si ample et si étendue, que je ne puis concevoir comment, en Dieu même, elle serait plus grande,

  1. Zeller, D. Phil. d. Griech, (4 « éd.). I, p. 17.
  2. Desc, Médit., IV, 7.