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correspondance

dans un voyage. Elle est peu de chose à Paris où les moindres courses sont longues ; elle paraîtrait énorme dans une petite ville où l’on sort à peine de chez soi. Dans l’évaluation de la distance, comme dans celle de la durée, l’esprit se réfère donc au rapport de la partie au tout. Je vais plus loin, et j’affirme que la valeur apparente d’une grandeur partielle quelconque est toujours en raison inverse de la grandeur totale. Prenez des nombres, des poids, des sensations musculaires, des souffrances : la loi s’applique dans tous les cas avec une rigueur absolue.

Or il y a des cas dans lesquels nous nous plaçons presque fatalement au point de vue du tout pour évaluer la partie. C’est lorsque ce tout a par lui-même un intérêt majeur pour nous : la longueur d’un trajet, la durée d’un voyage, celle d’un événement quelconque dont nous savons que tous les moments doivent être parcourus successivement : s’ils sont peu nombreux, chacun d’eux attire notre attention, compte à nos yeux ; s’ils sont très-nombreux au contraire, l’événement seul importe ; la série seule nous intéresse ; chacun de ses termes est pour nous négligeable et peut passer inaperçu. C’est encore lorsque l’habitude, en nous familiarisant avec une situation donnée, nous a rendus indifférents à ses conditions normales aussi bien qu’aux accidents qu’elle comporte : les parties égales de la grandeur totale ont alors pour nous une valeur d’autant moindre que cette grandeur est plus considérable. C’est ce qui arrive au marin qui, habitué à de longs trajets, laisse sans s’émouvoir de rien, les choses suivre leur cours, et ne trouve ni longs les jours ni lente la marche du navire ; tandis que celui qui s’embarque pour la première fois, tout à ses impressions, compte anxieusement les heures et les jours, et cherche à se rendre compte, heure par heure, plus tard jour par jour, de la position du navire et du chemin qu’il a fait.

Mais qu’il s’agisse de la durée, de l’étendue, d’une grandeur quelconque, si l’on veut remonter à la cause première de toutes ces illusions, c’est par les effets combinés de l’attente et du contraste qu’il faut les expliquer. Sans insister sur ce point, je me bornerai à rappeler l’exagération en plus ou en moins dont sont affectées nos impressions, selon qu’elles vont au delà ou qu’elles restent en deçà des limites que nous leur avions préalablement assignées. Nous nous attendons à un long trajet, à une résistance énergique, à une vive souffrance, à rire ou à pleurer ; ce que nous ressentons ou constatons est au-dessous de ce que nous présumions ; il nous semble en conséquence marcher moins longtemps, faire un moindre effort, moins souffrir, avoir moins sujet de nous égayer ou de nous attendrir. D’un autre côté, le contraste, en faisant ressortir dans les objets comparés, les qualités par lesquelles ils s’opposent l’un à l’autre, a nécessairement pour effet de nous donner un sentiment plus vif de celles-ci, et de nous porter par conséquent à les exagérer. C’est ainsi que nous jugeons deux objets l’un plus blanc, l’autre plus noir, l’un plus grand, l’autre plus petit, qu’ils ne sont réellement ; et de même de deux mouvements inégalement rapides, de deux durées inégales, et, plus généralement, de deux grandeurs quelconques, l’exagération étant d’autant plus accusée qu’il existe entre elles un écart plus considérable, et c’est ce qui a lieu précisément pour le rapport de la partie au tout.

C’est ce fait capital, ou pour parler son langage, cette loi psychologique, dont M. Janet ne me paraît pas avoir suffisamment tenu compte dans l’application de la loi de la durée aux divers âges de la vie. Il attribue à chacune des parties de la durée totale une valeur égale : cela doit être, si elles sont jugées abstraitement, en tant seulement que.fraction de cette durée. Mais il