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boutroux.zeller et l'histoire de la philosophie

maine du libre arbitre n’est pas, dans le monde intellectuel, un domaine spécial, en dehors duquel se déploient d’autres facultés, se suffisant d’ailleurs à elles-mêmes : c’est le seul champ où puisse, non-seulement se développer, mais encore se produire tout mode d’activité distinct des phénomènes purement matériels.

S’ensuit-il que la nécessité n’ait point de place dans le monde intellectuel, et que toute recherche de lois y soit illégitime ?

Il serait impossible de maintenir l’existence de la liberté et d’admettre en même temps celle de la nécessité, si l’on adoptait tel ou tel système dualiste, posant l’une et l’autre comme absolues, et établissant entre elles, non une pénétration intime, mais des rapports purement extérieurs. Le système du libre arbitre et de la providence ramenés à la double personnalité de l’homme et de Dieu se contredit lui-même, parce que la liberté actuelle de l’homme limite l’action divine, et que l’action infinie de Dieu supprime la liberté de l’homme. Quant au prédéterminisme kantien, il ne peut relier entre eux ces deux règnes de la liberté et de la nécessité, au sein desquels il a placé, comme garantie de radicale distinction, deux absolus contradictoires. Ce n’est que dans le système de l’immanence que l’on peut espérer de concilier entre elles la liberté et la nécessité :

Il est vrai que le panthéisme de Spinoza rejette le libre arbitre ; mais, s’il aboutit à cette conséquence, ce n’est pas en tant que panthéisme, c’est en tant que réalisme exclusif. « La faute, dit avec raison Schelling[1], n’est pas d’avoir dit que toutes les choses sont en Dieu, mais bien que ce sont des choses. L’erreur est dans ce concept abstrait de chose, appliqué à tous les êtres, et à la substance infinie elle-même. » Le Spinozisme n’est pas le type complet du panthéisme. En faisant de Dieu l’unité pure, exempte d’opposition, présente dans le monde par sa seule causalité, Spinoza est, en définitive, retombé dans le dualisme ; et c’est cet abandon du point de vue de l’immanence qui rend impossible, dans son système, le libre arbitre de la volonté finie.

« Admettez au contraire, dit Strauss[2], que Dieu est entièrement immanent au monde : alors il n’est réellement actif que dans le monde ; en d’autres termes, les êtres du monde sont actifs en lui… S’il existe un agent absolu situé en face de l’être fini et réellement autre à son égard, la condition de l’être fini ne peut être que l’absolue passivité. Mais si la différenciation en une infinité d’agents finis est la seule manière dont puisse se réaliser l’agent absolu, alors l’activité de cet

  1. Philos. Schr. I, 417, 59.
  2. Glaubenslehre, II, 363.