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boutroux. — zeller et l’histoire de la philosophie

donne plus de décision aux démarches de la liberté, elle lui fournit à son tour des points d’appui pour s’élever plus haut. L’un et l’harmonieux prennent corps, la pensée se crée, le principe de contradiction descend de la sphère du possible dans celle du réel. Ce processus s’accomplit avec toute la contingence et le désordre inséparables de l’action libre et individuelle. Toutefois l’histoire, mettant en relief les tentatives suivies de succès, constate entre elles un certain ordre de succession, qui devient plus visible, à mesure que l’on considère des périodes plus considérables.

L’esprit, en résumé, mettant en œuvre les connaissances dont il dispose, débute par l’invention d’un certain nombre d’idées qui arrivent à se grouper en une thèse précise. Cette thèse n’a pas l’universalité qu’elle s’attribue, et l’insuffisance en est bientôt constatée. Alors l’esprit, disposé à la réaction, invente d’autres idées, qui se groupent autour d’une antithèse. Cet antagonisme étant contraire à l’idéal d’unité qui est le mobile du travail philosophique, l’esprit invente une forme supérieure où puissent se réconcilier la thèse et l’antithèse, c’est-à-dire une synthèse. Ainsi, élection des doctrines conséquentes avec elles-mêmes et conformes à la vérité déjà réalisée ; accumulation et organisation harmonieuse de ces doctrines privilégiées : telle est la loi générale qui tend à se réaliser de plus en plus dans l’évolution historique. Cette évolution n’est donc autre chose que l’établissement progressif d’un règne de la vérité.

Cette marche apparaît en effet dans l’histoire de la philosophie grecque, et plus nettement encore dans l’histoire générale de l’esprit humain.

Les premiers philosophes ont ramené les choses à une substance immobile et une, telle que l’eau, la matière infinie, ou l’être, etc. Cette substance ayant paru insuffisante pour expliquer la pluralité et le mouvement, une réaction s’est produite avec Héraclite. Le problème du changement et du multiple a pris le pas sur celui de la substance, et l’idée de permanence et d’unité a été tout d’abord aussi énergiquement refoulée. Dès lors se trouvaient en présence deux philosophies antagonistes : celle de l’un, et celle du multiple. Les concilier parut impossible aux Sophistes. Mais Socrate comprit que cette impossibilité tenait à un postulatum inconscient de ses prédécesseurs, à cette supposition que l’être sensible existe seul véritablement, et que toute science procède, en dernière analyse, de la sensation. Il soutint que la science véritable est celle qui repose sur des concepts (Begriffe) ; et il légua à ses successeurs la tâche d’éprouver ce nouveau principe, et de voir s’il ne lèverait pas la contradiction qui avait ruiné l’ancienne physique.