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là même, restent provisoirement ou définitivement sans influence sérieuse. L’historien doit constater ce phénomène, et y voir simplement la part du contingent dans les œuvres de l’esprit humain. Ainsi le Cynisme[1], malgré les liens étroits qui le rattachent à Socrate, professe pour la nature et la science un dédain qui tranche avec la direction générale de la pensée philosophique à cette époque, et il anticipe par là, avec une hardiesse téméraire, sur le stoïcisme et même sur le christianisme.

Tels sont les principaux procédés de la méthode historique en philosophie, selon M. E. Zeller. Ils ont ce caractère commun, d’être tous rigoureusement scientifiques. L’auteur se propose avant tout de dégager le fait historique de toutes les altérations et additions qu’y ont apportées les témoins. Arrivé au fait lui-même, c’est-à-dire à la propre doctrine du philosophe, il se demande quelle est précisément l’idée scientifique qui en fait le fond ; il en détermine exactement le contenu intellectuel (Gehalt) ; il en résume avec profondeur le caractère en une formule brève et compréhensive, qui fait voir nettement la place du système dans l’ensemble du développement historique[2].

Quelle est, dès lors, l’impression que laisse la lecture de l’ouvrage de M. Zeller ?

L’esprit voit avec un plein contentement toutes les assertions de l’auteur, même les moins importantes, rigoureusement appuyées sur des textes valables. Il est frappé de la scrupuleuse impartialité du critique, et il se plaît à le suivre dans cette sphère des faits et des idées abstraites d’où l’imagination est bannie, et où les seuls arguments reçus sont ceux qui s’adressent à la raison pure. Il éprouve, en un mot, une impression de clarté, de précision, de rigueur vraiment scientifiques.

Et pourtant, à mesure qu’il avance dans la lecture de l’ouvrage, il ne peut se défendre d’un étonnement et du sentiment d’une lacune. Quand nous lisons les œuvres des philosophes eux-mêmes, par exemple les dialogues de Platon, nous ne restons pas indifférents aux doctrines qui s’y trouvent exposées. À travers la diversité du langage et de la méthode, nous ne tendons pas à reconnaître, chez ces antiques penseurs, un grand nombre d’idées et de raisonnements, que nous avions plus ou moins nettement conçus pour notre propre compte. Nous sentons qu’il y a quelque chose d’éternel dans les créations des grands génies philosophiques, et qu’elles ont leur

  1. I, 142.
  2. Par exemple il caractérise (I, 137, 142) les trois périodes de la philosophie grecque postérieure à Aristote par les expressions : unmittelbar auf’s Objekt gerichtete Philosophie, Philosophie aus Begriffen, et abstrakte Subjektivitaet.