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pas autre de naissance ? L’aliénation, pour être congénitale, en est-elle moins réelle ? Elle serait une cause d’irresponsabilité, si elle survenait palhologiquement à un moment quelconque de la vie du sujet : elle ne l’est plus, si le sujet l’apporte avec lui en naissant ? « Si la folie héréditaire engendre l’irresponsabilité, dit M. Tarde, ce n’est pas en tant qu’héréditaire, c’est en tant que folie. » Je l’accorde, mais sans aller jusqu’à dire : la folie engendre l’irresponsabilité, excepté lorsqu’elle est héréditaire (ou congénitale).

M. Tarde ne se dissimule pas la difficulté, mais li ici use absolument d’assimiler les criminels-nés aux aliénés proprement dits. Il veut que la distinction subsiste entre les malades et les pervers, distinction qui s’effacerait si les pervers étaient considérés comme moralement infirmes. Il faut, selon lui, que l’on puisse continuer à punir justement ceux-ci comme responsables, tandis que les aliénés sont simplement isolés et soignés. Assassins, stupratori lui paraissent des hommes dignes de haine (si tant est que le savant ou le juge puisse éprouver de la haine), et non dignes de pitié. Dans l’état actuel de la science et de la société, il faut bien lui donner raison. La nécessité de réprimer les crimes est trop évidente, et cette répression doit être juste : donc les criminels, même les criminels-nés, doivent être regardés comme responsables. Mais, théoriquement, si le diagnostic de la folie morale pouvait se faire avec quelque sûreté, je ne vois pas pourquoi les monstres moraux ne seraient pas, comme les idiots, considérés comme irresponsables, et mis simplement hors d’état de nuire. La grande difficulté est précisément dans le diagnostic. Les cas de folie morale congénitale et bien caractérisée sont infiniment rares ; il y a mille degrés entre l’absence complète de sens moral et la conscience normale. La plupart des honnêtes gens ont en eux, pour ainsi dire, la virtualité d’un criminel autant ou plus que celle d’un héros. Même la férocité latente d’un criminel-né se manifestera plus ou moins sûrement selon la condition où il sera né, les exemples qu’il aura sous les yeux, les circonstances qu’il traversera et les tentations auxquelles il sera exposé.

Pour conclure donc, M. Tarde ne voit de cause d’irresponsabilité totale que dans l’aliénation mentale dûment constatée. Tant que l’individu demeure le même, il reste responsable. Tant pis pour lui s’il est né mauvais. L’homme qui est sot de naissance n’y peut rien : on ne s’en moque pas moins de lui. De même, l’homme qui est pervers de naissance ne doit pas moins être puni de ses crimes, s’il en commet. Les hommes ne naissent égaux en rien, pas même en innocence ou en disposition au mal. L’éducation tâche de corriger les mauvaises dispositions ; si elles persistent et engendrent des crimes, il est juste que la société les réprime. Il ne s’agit pas pour elle de sonder le mystère de l’hérédité ou de la prédestination, et de se demander pourquoi les uns sont bons et les autres méchants. C’est pourtant là qu’aboutit le problème de la responsabilité, quand on le pousse à ses dernières conséquences, comme nous l’avons montré ailleurs. M. Tarde se tient sur le