Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XXIX.djvu/99

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
89
ANALYSES.f. thomas. La philosophie de Gassendi.

qu’une qualité ; et pour Descartes, toutes choses n’étant que corps ou esprit, l’espace se confond avec l’étendue des géomètres, celle-ci avec la matière ou le corps des physiciens ; l’espace devient donc une substance. Gassendi laisse là ces définitions étranges, qui proviennent de ce qu’on s’obstine à faire rentrer toute la réalité dans deux catégories seulement il en admet une troisième tout exprès pour l’espace, qui n’est pas un être, mais une « capacité de recevoir les êtres », et qui est une « chose à sa manière ». Newton, nous dit M. Thomas (et à ce propos, Newton, qui naquit en 1642, n’a pas été loué par Gassendi, qui mourut en 1655, et ne l’a même pas connu, p. 11), Newton se souviendra plus tard de ce sentiment de Gassendi sur l’espace. Mais, avant Newton, Pascal pensait de même, comme on le voit dans une de ses lettres de 1648, à M. Le Pailleur, où il refuse aussi de se laisser enfermer dans les définitions de la réalité, selon Aristote et selon Descartes, et aime mieux dire que pour lui « l’espace est l’espace, et le temps est le temps ». Empruntait-il à Gassendi cette opinion, ou bien n’était-ce pas alors celle de bon nombre d’esprits critiques et scientifiques plus que philosophiques, qui, à peine émancipés de l’ancienne métaphysique, se défiaient à bon droit de toute doctrine qui pouvait leur imposer des chaînes nouvelles ?

Mais la principale question était celle du vide et des atomes, des atomes encore plus que du vide. M. T. (et c’est là un des meilleurs chapitres de son livre) nous montre dans les atomes de Gassendi non pas de petits corps durs, absolument inertes et inanimés, comme on se les imagine, mais déjà des forces, et il ne craint pas d’affirmer que le mécanisme prétendu de notre philosophe était au fond un dynamisme réel (p. 80). Il aurait pu ajouter que Leibniz, bientôt après, n’eut qu’à métamorphoser, comme d’un coup de baguette, ces atomes matériels de Gassendi, pour en faire autant d’atomes spirituels, qui devinrent ses monades ; et la métamorphose était d’autant plus facile que, les premiers étant doués déjà de force et d’activité, la distance se trouvait plus qu’à moitié franchie entre une telle matière et l’esprit. Leibniz spiritualisa donc entièrement cette multitude, cette infinité de substances indivisibles ou insécables qui retenaient à tort, suivant lui, quelque apparence de corps, et il en fit les véritables éléments de toutes choses. C’est ainsi du moins que lui-même nous explique parfois l’origine de cette partie de sa philosophie ; à la fin de sa carrière il se plaisait à reconnaître l’influence que tout jeune il avait reçue de Gassendi, et on sait qu’à ses débuts, son attention avait été attirée par la tentative d’un cartésien, Cordemoy, pour rétablir aussi les atomes. — Mais Gassendi n’est pas le premier auteur de cette transformation si radicale apportée aux atomes des anciens. Un de ses contemporains, Campanella, qu’il connaissait sans doute, ne fût-ce que par des amis communs, proposait déjà dans son ouvrage de Sensu rerum (1620) une doctrine semblable, et, après Campanella, Bacon, tant admiré par Gassendi, avait, en s’inspirant aussi de Telesio, soutenu à la fin du livre IV