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Le sommeil avec inertie complète de la pensée est peut-être une conception pure de notre esprit ; mais s’il existe il n’est pas à supposer qu’il soit de longue durée. À mesure que cet état se prolonge, et que les forces se réparent, l’attention concentrée, sans qu’elle cesse d’être attachée à l’idée fixe et inconsciente de reposer prise en s’endormant, reprend peu à peu de l’expansion, retourne vers les organes sensibles pour y veiller de nouveau, ou se met à la remorque d’autres idées. La faible quantité de cette force devenue mobile suffit pour permettre déjà des sensations obscures, des mouvements vacillants des idées aux idées ; le rêve prend naissance.

De ces rêves, les uns correspondant au sommeil léger, état où l’attention est dédoublée et dont le caractère distinctif est le souvenir que l’on a d’avoir rêvé, consistent dans la perception d’impressions obscurs et dans le rappel d’idées associées ordinairement d’une manière incohérente ; le sommeil, à ce point de vue, ne serait autre chose qu’une folie physiologique. Les autres rêves, correspondant au sommeil profond, état où l’attention consciente est parfois entièrement immobilisée au pôle passif, et dont le caractère distinctif est l’oubli au réveil, sont au contraire formés à l’aide de la plus grande partie de cette force concentrée, mais mobilisée ensuite par une suggestion qui, chez les dormeurs naturels, est antérieure à l’entrée dans le sommeil.

Ce qui, en définitif, caractérise le sommeil avec rêve ou sans rêve, c’est l’accumulation de tout ou partie de l’attention sur l’idée devenue fixe dans laquelle on s’est endormi ; et comme tout cumul d’attention est cause de manque d’initiative, dormir c’est encore, par suite de ce cumul, être non seulement en idée fixe, mais encore être incapable de faire des efforts libres de volonté.

Mais ce ne sont pas encore là tous les caractères essentiels du sommeil. À côté de ces signes d’inertie de la pensée et du corps et de ces signes d’insensibilité, contre-coup du mouvement dynamique de l’attention qui s’y est massée sur une idée, il s’y joint pendant ce repos de l’organisme un autre caractère, lequel en explique les qualités particulières, intimes, réparatrices, et est la conséquence de l’accumulation de cette force sur l’idée de reposer dont on s’est pénétré en entrant dans le sommeil. L’action propre de la pensée fixe dans laquelle on s’est endormi retentit sur tout l’organisme par une incubation lente, pondératrice et réagit sur l’économie en ramenant à l’équilibre les tissus fatigués surchargés de force nerveuse. Dans cet état, qu’il soit sous l’influence de celui qui le dirige ou sous la sienne propre, ou autrement par suggestion étrangère ou par auto-suggestion, le dormeur devient, en quelque sorte, tout-puissant sur son organisme aussi bien dans la sphère de la vie de relation que dans celle de la vie végétative. C’est ainsi que l’homme est soumis à cette loi d’alternance de l’attention fixe à l’attention mobile et du mouvement continuel de va-et-vient du sommeil à la veille et de la veille au sommeil, dont le moteur suprême est la pensée.