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A. NAVILLE. — les sciences physiques

Il y a ici une différence importante entre la logique moderne et la logique aristotélicienne, différence sur laquelle, après d’autres, je voudrais attirer l’attention. D’après la logique aristotélicienne l’élément stable des choses, la donnée nécessaire de l’univers, ce sont les essences ou les formes, c’est-à-dire certains groupements de caractères dont l’existence est éternelle et qui tendent constamment à se réaliser dans la matière. Quand un aristotélicien dit : Le granit est une roche dure et grenue, ou : le singe a quatre mains, il entend que l’existence de ces deux classes d’êtres, des agrégats minéraux durs et grenus, des organismes doués de quatre mains, est une nécessité naturelle, un fait constant. Son affirmation n’a aucun caractère conditionnel, elle est, comme on dit, catégorique. Cette manière de penser est fort étrangère à la science actuelle. Nous ne croyons plus à la permanence des groupements complexes de caractères. À nos yeux, les classes et leurs types ne sont pas éternels, tous les arrangements sont transitoires ; les espèces minérales, végétales et animales ont apparu et disparaîtront. Si donc nous disons encore : le granit est une roche dure et grenue, le singe a quatre mains, nous n’entendons nullement affirmer par là que l’existence d’êtres doués de ces caractères soit nécessaire et constante. Nous affirmons seulement d’une manière conditionnelle que, s’il y a des blocs de granit, là où il y en a, quand il y en a, ils sont durs et grenus, et de même que, s’il y a des singes, ils ont quatre mains. Depuis quand y a-t-il des granits et des quadrumanes ? où sont-ils, combien sont-ils ? jusqu’à quand y en aura-t-il ? ce sont là des questions tout autres, des questions historiques que le théorème ne tranche en aucune façon.

D’ailleurs, à parler rigoureusement, des formules comme celles que je viens de citer ne sont pas des théorèmes, elles n’énoncent pas des lois. Une loi est un rapport entre deux termes différents. Où sont les deux termes différents dans une formule comme celle-ci : le granit est dur et grenu, le singe a quatre mains ? L’idée du singe et celle d’un être doué de quatre mains ne sont pas des termes différents. La seconde est un des éléments, un des caractères dont se compose la première. Quand je dis : le singe a quatre mains, j’énonce simplement une partie de la définition du singe. L’organisation du singe implique sans doute des lois, mais la définition ne les explique nullement. Pour la transformer en théorème il faudrait pouvoir énoncer, comme premier terme, les autres caractères avec lesquels est lié nécessairement celui d’avoir quatre mains. Nous aurions alors une formule comme celle-ci : Si un être est doué de tels et tels caractères (caractères qui se trouvent effectivement chez les singes),