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pas seulement distraite comme les hystériques qui ne peuvent s’occuper que de peu de choses à la fois, elle en est presque réduite à ne penser qu’un seul phénomène à la fois et se rapproche évidemment de l’état de conscience des cataleptiques. Ce caractère est surtout net quand on interroge sa sensibilité. J’ai dit qu’elle arrivait à distinguer assez bien les principales sensations ; oui, mais à la condition de n’en sentir qu’une seule à la fois. Si on la pique, si on la pince en deux endroits à la fois, elle ne perçoit jamais qu’une seule sensation. C’est pour cela qu’il m’a été absolument impossible de mesurer sa sensibilité à l’esthésiomètre. Même si on avait mis une pointe sur un bras et l’autre sur l’autre bras, ou bien une pointe au cou et l’autre au pied, elle n’aurait toujours senti qu’un contact. Bien mieux, si on lui fait éprouver deux sensations différentes, une impression de chaud et un pincement, le contact d’un objet et une piqûre, elle ne sent encore ou mieux ne perçoit qu’un seule de ces sensations. Il serait très intéressant de chercher comment elle choisit et pourquoi elle perçoit telle sensation plutôt que l’autre. Ce choix a une raison, car tout a une raison en psychologie, mais le rechercher serait revenir à l’étude de l’électivité chez les hystériques. J’aime mieux faire remarquer que ce rétrécissement du champ de la conscience se manifeste au dehors, si l’on veut, d’une manière très nette, par un rétrécissement parallèle du champ visuel. Elle a un champ visuel étonnamment petit, le plus petit que j’aie encore vu : les deux yeux ouverts, il ne mesure pas plus de 9o ; n’est-il pas possible que ce rétrécissement de la pensée et de la vue soit pour quelque chose dans ce trouble de la localisation ? Elle ne peut pas penser à la fois aux deux côtés de son corps, elle ne peut même pas les voir, car je ne crois pas que, à la distance où elles sont, les deux mains puissent entrer à la fois dans un champ visuel de 9o. Il semble en résulter que la comparaison habituelle des deux côtés du corps, le sentiment de leurs caractères, l’idée de leur symétrie ne peuvent plus se former dans ces conditions. La suppression de la notion du côté droit et du côté gauche serait peut-être une conséquence inattendue du rétrécissement de la conscience.

Pour vérifier ces suppositions il faudrait réunir d’autres observations analogues ; malheureusement dans les quelques recherches bien insuffisantes que j’ai faites à ce propos je n’ai pas rencontré d’autres descriptions d’un trouble de localisation absolument comparable. M. le Dr Séglas a bien publié l’observation d’une malade qui, dans un délire mélancolique, prétendait être retournée et mettait ainsi son bras droit à la place de son bras gauche, mais il ne me semble pas que ce fait soit du même genre. D’autres observations ultérieures peuvent peut-être éclaircir ce petit problème relatif à la localisation et nous donner des idées plus nettes sur la distinction importante des deux côtés du corps.

Pierre Janet.