Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XXIX.djvu/659

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
645
ANALYSES.guyau. L’art au point de vue sociologique.

que les êtres qu’il crée et anime de sa vie aient eux-mêmes cette spontanéité, cette sincérité d’expression, dans le mal comme dans le bien, qui fait que l’antipathique même redevient en partie sympathique en devenant une vérité vivante qui semble nous dire : Je suis ce que je suis, et, telle je suis, telle j’apparais ». Ce principe explique le caractère d’individualité que doit présenter toute création de l’art : on ne sympathise qu’avec ce qui est ou semble individuel ; et cependant ce qui ne serait qu’individuel et n’exprimerait rien de typique ne saurait produire un intérêt durable. Les grands types créés par les auteurs dramatiques et les romanciers de premier ordre et qu’on pourrait appeler les grandes individualités de la cité de l’art sont à la fois profondément réels et cependant symboliques. Par ce même principe encore, Guyau fait la part du conventionnel et du naturel dans l’art, comme aussi (en un chapitre où il faudrait tout citer) de l’idéal et du réel.

Les raisons qui justifient et tout ensemble limitent le réalisme dans l’art n’ont été nulle part aussi clairement déduites. Si l’art moderne devient de plus en plus réaliste, c’est parce qu’il comprend de plus en plus que la vraie beauté est dans la sincérité de la vie. Voilà pourquoi il reproduit la réalité, non peut-être absolument telle qu’elle est, mais plus ou moins grossie et amplifiée. « Dans l’art, en effet, la vérité des images serait peu de chose sans leur intensité. Pour compenser ce qu’il a d’insuffisant dans la représentation du réel, les artistes sont obligés, dans une juste mesure, d’augmenter l’intensité de cette représentation. » Voilà pourquoi aussi il reproduit « la vie sous tous ses aspects, avec ses qualités opposées, avec tous ses heurts et toutes ses dissonances ». Le rôle des dissonances et des laideurs dans l’art ne s’explique pas seulement par la loi des contrastes ; il s’explique surtout par leur valeur expressive. « Le parfait de tout point, l’impeccable ne saurait nous intéresser, parce qu’il aurait toujours ce défaut de n’être point vivant, en relation et en société avec nous. L’art moderne doit être fondé sur la notion de l’imparfait, comme la métaphysique moderne sur celle du relatif. Le progrès de l’art se mesure en partie à l’intérêt sympathique qu’il porte aux côtés misérables de la vie, à tous les êtres infirmes, aux petitesses et aux difformités : c’est une extension de la sociabilité esthétique. »

Mais pour reproduire la réalité, il ne suffit pas de la voir. « La chose importante, c’est le point de vue personnel d’où on la voit. Être artiste, c’est voir selon une perspective, et conséquemment avoir un centre de perspective intérieur et original, ne pas être placé au même point que le premier venu pour regarder les choses. — En outre, si la recherche de l’intensité a quelque chose de légitime, elle n’est cependant en art qu’un moyen et non un but : nous n’habitons pas un monde de géants physiques ou moraux, des êtres énormes, excessifs, violents en tout et monstrueux. — D’autre part, « si le laid peut être transfiguré par le génie, la recherche ou même la tolérance du laid tue le simple talent ». Les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf tentatives avortées, qui sont le