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En second lieu, l’art est essentiellement sociologique, parce qu’il a pour but de resserrer les liens de l’union sociale en faisant participer tous les hommes aux sensations et aux émotions qu’il exprime. De même que le langage sert à la communication des idées, l’art est l’organe de la circulation des sentiments. C’est la thèse que M. Fouillée considère avec raison comme impliquée dans toute l’argumentation de Guyau. Elle semble indiquée dans la préface du livre. « La conception de l’art, comme toutes les autres, doit faire une part de plus en plus importante à la solidarité humaine, à la communication mutuelle des consciences, à la grande sympathie tout ensemble physique et mentale qui fait que la vie individuelle et la vie collective tendent à se fondre comme la morale ; l’art a pour dernier résultat d’enlever l’individu à lui-même et de l’identifier avec tous. » Mais cette thèse est trop large, trop générale pour qu’il soit possible de l’embrasser tout entière d’un seul coup. Selon l’espérance de Guyau, ce sera l’œuvre de cette fin de siècle et du siècle prochain de suivre toutes les ramifications de l’idée sociologique à travers l’art, la science, la morale et la religion. Dans cette œuvre immense, il aura la gloire, d’abord d’avoir vu et montré la grande idée qui doit en être l’inspiratrice, ensuite d’avoir lui-même étudié parmi les innombrables applications de cette idée, non les plus immédiates et celles qui de prime abord frapperaient l’esprit le plus vulgaire, mais au contraire les plus profondes, les plus lointaines, celles qui ne pouvaient se révéler qu’à une intelligence délicate et pénétrante comme était la sienne.

Ce sont ces applications qui se résument dans cette troisième et dernière thèse, la sienne, celle qui fait l’unité de son livre : L’art est essentiellement sociologique parce que la condition nécessaire qui s’impose à toutes ses œuvres, la loi même selon laquelle il les crée, c’est la sympathie et la sociabilité : toute œuvre d’art nous met en société avec des êtres vivants, elle nous fait vivre en quelque sorte de leur vie, et sa beauté se mesure à la profondeur et à l’étendue de la sympathie qu’elle excite dans notre âme.

Il faut lire le livre de Guyau tout entier pour apprécier la fécondité de ce principe. Toutes les règles de l’art n’en sont que des corollaires. Ainsi, l’objet de l’art étant de créer des êtres sympathiques, la première condition pour y réussir, c’est que ces êtres vivent. « La vie, fût-ce celle d’un être inférieur, nous intéresse toujours par cela seul qu’elle est la vie. » Mais « le personnage le plus universellement sympathique est celui qui vit de la vie une et éternelle des êtres, celui qui s’appuie sur le vieux fond humain et, se soulevant sur cette base immuable, s’élève aux pensées les plus hautes, que l’humanité atteint seulement en ses heures d’enthousiasme et d’héroïsme », à la condition toutefois que ce soit là un élan spontané et sincère. « La sincérité, dit admirablement Guyau, est le principe de toute émotion, de toute sympathie, de toute vie », d’où il suit qu’ « il faut que l’œuvre d’art offre l’apparence de la spontanéité, que le génie semble aussi tout spontané, enfin