Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XXIX.djvu/654

Cette page n’a pas encore été corrigée
640
revue philosophique

communication réciproque ; qu’en particulier, l’émotion esthétique, du moins sous sa forme la plus complexe et la plus élevée, implique un sentiment de sympathie, soit pour quelqu’un de nos semblables, soit pour un objet que notre esprit personnifie et avec lequel nous entrons en société ; enfin, que l’émotion artistique est celle qui nous fait éprouver une vie analogue à la nôtre et rapprochée de la nôtre par l’artiste, ne peut-on dire, après cet enchaînement de propositions, qu’il y a bien là une argumentation véritable, et que la thèse où elle aboutit est une conclusion bien fondée ?

La seule réserve qu’il soit peut-être permis de faire, c’est que l’auteur ne semble pas avoir prévu les objections. Ainsi, de ce que toute émotion est contagieuse, il s’ensuit bien qu’elle est sociale en ses effets, mais l’est-elle nécessairement en ses causes ? De même, un certain sentiment de sympathie réelle ou imaginaire est en effet impliqué dans les formes élevées et complexes de l’émotion esthétique : mais est-ce bien là l’essence de cette émotion ? N’est-ce pas plutôt un surcroît qui la complète, il est vrai, mais ne la constitue pas ? M. Guyau lui-même définit le sentiment du beau, abstraction faite du point de vue sociologique, « la jouissance immédiate d’une vie plus intense et plus harmonieuse, dont la volonté saisit immédiatement l’intensité et dont l’intelligence perçoit immédiatement l’harmonie ». On reconnaît dans cette définition la thèse des Problèmes de l’esthétique contemporaine. Cette thèse, M. Guyau semble vouloir la rapprocher de celle qu’il soutient ici en faisant remarquer que l’individu lui-même est au fond une société, et qu’ainsi la conscience individuelle est déjà sociale. « Le sentiment du beau n’est que la forme supérieure du sentiment de la solidarité et de l’unité dans l’harmonie ; il est la conscience d’une société dans notre vie individuelle. » De tels rapprochements nous remettent en mémoire le reproche que faisait Aristote, traitant de l’amitié, à ses devanciers, de chercher à expliquer l’amitié φυσικώτερον καὶ ἀνώτερον  : d’une manière trop physique et en voulant dériver son principe de trop haut. S’il suffit qu’il y ait quelque part solidarité, unité dans l’harmonie, pour que l’idée sociologique soit applicable, il ne sera pas difficile de retrouver cette idée partout, même en mathématiques : mais ainsi généralisée, la thèse conservera-t-elle encore quelque sens ? Pareillement enfin, si toute émotion que nous fait éprouver une vie analogue à la nôtre et rapprochée de la nôtre par l’artiste est une émotion artistique, on peut se demander si la réciproque est toujours nécessairement vraie. Peut-être y a-t-il dans l’émotion artistique, comme dans l’émotion esthétique, comme dans toute émotion en général, des éléments étrangers à la sociologie, des éléments extra-sociologiques, s’il est permis de forger ce barbarisme. Tant que ces éléments n’auront pas été déterminés, tant que leur importance relative n’aura pas été mesurée, la thèse de l’art sociologique restera vraie sans doute, mais d’une vérité vague, indéfinie, et les conséquences qu’on en pourra tirer seront plus ou moins limitées et contre-