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ern. naville. — science et matérialisme

harmonie de ces phénomènes, pourrait produire légitimement la négation de la suprême intelligence. Aussi n’est-ce pas dans les sciences de cet ordre que le matérialisme contemporain cherche son point d’appui. Il croit le trouver dans les études anthropologiques. Ce sont des physiologistes et des naturalistes qui renouvellent aujourd’hui les thèses philosophiques de Démocrite et d’Épicure. Leurs affirmations peuvent se résumer ainsi : La science (c’est de la physiologie qu’il s’agit) ne permet pas d’admettre la réalité distincte de l’esprit humain. Les phénomènes dits psychiques ne sont qu’un des aspects des phénomènes matériels. Telle est la thèse à examiner.

Quels sont les résultats vrais des études anthropologiques ? L’homme présente deux classes de phénomènes parfaitement distincts. Les uns se constatent objectivement par les sens. Si l’on fait abstraction de tout élément psychique, le corps propre d’un individu se présente à son étude comme celui d’un autre homme, comme celui des bêtes. Les phénomènes de la seconde classe se constatent subjectivement, et ce n’est qu’après les avoir constatés ainsi que l’individu peut les attribuer à d’autres qu’à lui-même, par voie d’induction ou d’analogie. C’est ce que M. Herzen reconnaît explicitement : « Les physiologistes auraient beau étudier objectivement, pendant des siècles, les nerfs et le cerveau, ils n’arriveraient pas à se faire la plus petite idée de ce qu’est une sensation, une pensée, une volition si eux-mêmes n’éprouvaient subjectivement ces états de conscience[1]. » Voilà donc deux classes de phénomènes qui diffèrent absolument par le mode de leur connaissance : d’une part les données de la perception externe, d’autre part ce que le sujet, le moi, s’attribue comme l’éprouvant ou le produisant ; d’une part les phénomènes physiologiques, d’autre part les phénomènes psychiques.

La distinction des faits physiologiques et des faits psychiques, l’absence de tout passage possible pour la pensée d’une de ces classes de faits à l’autre est une vérité d’une telle importance qu’il convient d’en signaler l’affirmation sous la plume d’écrivains et de savants considérés.

M. Taine. « Un mouvement quel qu’il soit, rotatoire, ondulatoire ou tout autre, ne ressemble en rien à la sensation de l’amer, du jaune, du froid ou de la douleur. Nous ne pouvons convertir aucune des deux conceptions en l’autre… ; l’analyse, au heu de combler l’intervalle qui les sépare, semble l’élargir à l’infini[2]. »

  1. Alexandre Herzen, Le cerveau et l’activité cérébrale, Lausanne, 1887, p. 34.
  2. De l’intelligence, t.  I, p. 354.