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ANALYSES.bergson. Données immédiates de la conscience.

aussi que le temps tel qu’on le conçoit d’habitude, étant un milieu homogène, est de l’espace.

Car lorsqu’on fait du temps un milieu homogène, on se le donne par là même tout d’un coup, on le conçoit comme déjà réalisé, ce qui revient à dire qu’on le soustrait à la durée. C’est une simultanéité, puisque le futur y coexiste déjà avec le présent et le passé : c’est donc de l’espace.

Que sera donc la durée vraie « qui n’a rien de commun avec lui » ? « La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s’abstient d’établir une séparation entre l’état présent et les états antérieurs… On peut concevoir la succession sans la distinction, et comme une pénétration mutuelle, une solidarité, une organisation intime d’éléments dont chacun, représentatif du tout, ne s’en distingue et ne s’en isole que pour une pensée capable d’abstraire. Telle est sans aucun doute la représentation que se ferait de la durée un être identique et changeant, qui n’aurait aucune idée de l’espace. Mais, familiarisés avec cette dernière idée, obsédés même par elle, nous l’introduisons à notre insu dans notre représentation de la succession pure ; nous juxtaposons nos états de conscience de manière à les apercevoir simultanément, non plus l’un dans l’autre, mais l’un à côté de l’autre ; bref nous projetons le temps dans l’espace, nous exprimons la durée en étendue, et la succession prend pour nous la forme d’une ligne continue ou d’une chaîne dont les parties se touchent sans se pénétrer… » (p. 76). De ce passage, si profond par la pensée et d’un bonheur d’expression si remarquable, rapprochez le suivant. « La pure durée pourrait bien n’être qu’une succession de changements qualitatifs qui se fondent, qui se pénètrent sans contours précis, sans aucune tendance à s’extérioriser les uns par rapport aux autres, sans aucune parenté avec le nombre : ce serait l’hétérogénéité pure… Dès l’instant où l’on attribue la moindre homogénéité à la durée, on introduit subrepticement l’espace » (p. 78). On voit l’étroite liaison de cette théorie de la durée avec la théorie de l’intensité des états de conscience exposée dans la première partie. Ce sont deux aspects d’une même conception de la vie de l’esprit : l’état de conscience est qualité pure.

J’avoue que j’ai, selon l’expression de M. Bergson lui-même, une incroyable difficulté à me représenter la durée dans sa pureté originelle. Cela tient, selon lui, à ce que nous ne durons pas seuls. Je reviendrai sur ce point tout à l’heure. Laissons pour le moment la question de la permanence des objets extérieurs ; peut-être que si nous ne nous représentons point la durée dans sa pureté originelle, c’est qu’une « hétérogénéité pure » est irreprésentable. Une succession sans distinction, qui est une pénétration mutuelle d’éléments, n’échappet-elle pas à notre pensée ? Dites que nous nous sentons vivre et durer, quoique nous ne puissions comprendre comment ; dites, avec Schopenhauer, que nous avons un sentiment interne, immédiat et profond du réel en nous ; dites que ce réel n’est point pensable, et que