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l’intermédiaire d’une représentation symbolique, où intervient l’espace. C’est en s’objectivant que nos états de conscience revêtent l’apparence d’une multiplicité où les termes se séparent les uns des autres, se juxtaposent et s’additionnent les uns aux autres, comme les unités dans le nombre. Dans la réalité subjective et vivante, dans « les données immédiates de la conscience », la multiplicité des états de conscience, n’impliquant aucun élément d’espace, n’implique pas non plus le nombre.

Mais, dira-t-on, pourquoi faire intervenir ici l’espace comme condition nécessaire de la multiplicité numérique et distincte des états de conscience ? La vie psychique ne se déroule-t-elle pas dans le temps, et ne concevons-nous pas très bien une pluralité d’états de conscience constituant l’unité d’une pensée, sans aucun élément d’espace, pourvu que le temps soit donné, et avec lui la mémoire, cette « conscience continuée »

M. Bergson a vu cette objection. C’est même parce qu’il la prévoyait qu’il s’est efforcé tout à l’heure de montrer que le nombre ne pouvait se construire sans une « matière » qui est l’espace ; que, par conséquent, lorsque nos états de conscience forment une multiplicité numérique, ils ont été « objectivés », c’est-à-dire projetés d’une certaine manière dans l’espace. Et maintenant il aborde de front la question, par une étude directe des idées d’espace et de temps, et des rapports qu’elles soutiennent entre elles.

« Remarquons que, lorsque nous parlons du temps, nous pensons le plus souvent à un milieu homogène où nos faits de conscience s’alignent, se juxtaposent comme dans l’espace et réussissent à former une multiplicité distincte. Le temps ainsi compris ne serait-il pas à la multiplicité de nos états psychiques ce que l’intensité est à certains d’entre eux, un signe, un symbole, absolument distinct de la vraie durée ?… Le temps entendu au sens d’un milieu où l’on distingue et où l’on compte,

n’est que de l’espace La vraie durée a-t-elle la moindre analogie avec l’espace » (p. 68-69) ? Voilà le problème bien posé. Le temps, représenté comme nous faisons ordinairement, c’est-à-dire comme un quantum homogène s’étendant indéfiniment dans le passé et dans l’avenir, comme un milieu où se disposent nécessairement les états de conscience, — ce temps est en réalité de l’espace. Il n’a rien de commun avec la durée vraie, qui n’est autre que la vie même de l’esprit.

L’idée d’espace est étudiée la première. M. Bergson accepte la théorie kantienne ; avec cette réserve cependant qu’il parle d’une conception et non d’une intuition pure de l’espace. Il arrive à cette définition : « l’espace est l’homogène », et il énonce aussitôt la réciproque : tout milieu homogène et indéfini est espace. « Car l’homogénéité consistant ici dans l’absence de toute qualité, on ne voit pas comment deux formes de l’homogène se distingueraient l’une de l’autre » (p. 74). Toute la question est là. Si on accorde ce point à M. Bergson, il faudra lui accorder