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encore de ce fait que le sujet dans une phrase n’est pas toujours, est même rarement, dans le parler ordinaire, le mot qui correspond à l’idée la plus souvent répétée avec conscience pendant la vie individuelle. Si, en effet, il faut tenir compte non seulement des tendances secondaires qui se développent par les expériences que chacun de nous fait depuis sa naissance, mais encore et surtout des tendances fondamentales que nous apportons en naissant, alors s’explique ce fait que nous apercevions le plus souvent d’une manière passionnée et illogique. C’est que ces tendances fondamentales se rapportent toutes à ce qu’il y a de moins proprement humain en nous, c’est-à-dire à la peur, à la colère, à l’égoïsme, bref à ces coordinations solides d’idées, d’émotions et d’actes que nous nommons passions. Ainsi nous penserons et dirons facilement : « La honte devrait vous monter au visage », parce que, dans le groupe d’images correspondant à la phrase précédente, la honte se rapporte à une tendance plus organisée en nous que celle à laquelle se rattache l’idée de visage[1]. De même, en allemand : Verrückt sind die Menschen exprime une aperception passionnée, mais beaucoup plus naturelle par cela même que : Die Menschen sind verrückt.

Un corollaire à tirer de cette loi que nos certitudes sont fortement influencées par nos tendances, c’est que tout homme qui possède des tendances anormales se fera des certitudes et des vérités anormales. L’homme qui aura des goûts dépravés considérera comme bonnes à manger des choses qui à la plupart paraîtront mauvaises ou dégoûtantes. De même un homme qui, par suite d’études spéciales, aura développé en lui-même de fortes tendances scientifiques ou logiques se fera des certitudes logiques, mais qui n’en paraîtront quelquefois pas moins absurdes au plus grand nombre composé d’esprits illogiques ou peu logiques. C’est ainsi que les théories de la rotation de la terre, de l’existence aux antipodes d’hommes ayant, par rapport à nous, la tête en bas parurent autant d’absurdités aux masses quand celles-ci les entendirent émettre pour la première fois.

IV

Après avoir ainsi passé en revue les principales influences sensationnelles et intellectuelles auxquelles la certitude est soumise, nous

  1. Des conséquences pratiques importantes découlent de la remarque précédente, par exemple celle-ci : c’est qu’on ne peut développer les tendances qu’on appelle élevées, c’est-à-dire les croyances religieuses, l’intérêt pour la science, qu’en les greffant sur les tendances grossières primitives ; ainsi on donuera des gâteaux à un enfant pour lui faire apprendre ses leçons ou on l’en privera s’il ne les sait pas.