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pourquoi ils repoussent avec tant de force « la théorie métaphysique de l’atavisme, ou toute autre doctrine qui voudrait concentrer le poids entier du crime sur quelques individus mal nés, afin d’en décharger tous les autres[1] ». Ils ne veulent pas de cette damnation positiviste, de cette prédestination physiologique au mal. Ils savent bien que, lorsque dans une foule ameutée, un meurtre est commis, il est plus collectif qu’individuel, et que, même dispersés et isolés physiquement, les concitoyens, les contemporains forment toujours une foule à vrai dire, se soulèvent puissamment et se poussent entre eux par une sorte de houle invisible et parfois irrésistible. — Ils ne croient pas, malgré Schopenhauer, à l’immutabilité prétendue du caractère moral ; et, sur ce point, Colajanni mérite d’être médité. Mais il ne faut pas perdre de vue en le lisant une distinction essentielle qui permettrait d’accorder sa manière de voir avec celle de ses adversaires : c’est pour n’en avoir pas tenu compte, soit dit entre parenthèses, que de très bons esprits, parmi les anthropologistes, ont rejeté d’emblée et sans examen ma théorie particulière sur la responsabilité morale. Ne confondons pas l’identité de la personne au sens biologique, individuel, du mot, avec son identité au sens social. Identité signifie toujours changement, comme repos signifie toujours mouvement, mais minimum ou espèce de changement, de mouvement, dont on n’a pas à s’occuper, relativement à l’objet qu’on vise. Or, tel degré ou telle nature de modification qui suffit parfaitement pour opérer une transformation complète de la personne aux yeux du moraliste, peut fort bien laisser subsister l’intégrité du caractère individuel aux yeux du psychologue naturaliste. Pour celui-ci, la personne se caractérise par la singularité unique d’un certain faisceau, d’un certain équilibre, M. Paulhan dirait d’un certain système, de tendances innées, diverses et inégales, qui sont susceptibles d’ailleurs d’être employées aux fins sociales ou antisociales les plus contraires ; mais, pour l’autre, pour le sociologue, elle est caractérisée essentiellement par un certain système de fins habituelles, de sentiments acquis, où la personne naturelle trouve son emploi spécial. Un individu n’est pas devenu physiologiquement ni même psychologiquement autre, parce que son audace naturelle, après s’être longtemps exercée en aventures maritimes, en férocités de brigandage, s’est tournée en bravoure militaire, en voyages scientifiques d’exploration ; mais il est devenu socialement autre ; et, par suite, le juger coupable, c’est-à-dire blâmable (je ne dis pas damnable, ni même nécessairement haïssable), à raison de crimes commis par lui avant sa conversion, ce serait aussi injuste que d’imputer à un fou guéri les actes extravagants commis pendant un accès de sa folie passée. Ce qui est vrai des individus l’est aussi des peuples. Quand un peuple, tel que le peuple écossais, qui, il y a deux siècles à peine, dépassait en cruauté sanguinaire et vindicative, en chiffre d’homicides, la Sicile et la Corse, se

  1. Joly, p. 403.