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source de plaisirs : sans cela comment comprendre le grimpeur de montagnes ? Gogol nous montre Pétrouchka qui lit le plus possible, mais à qui peu importe la nature du livre : « Ce qui lui plaisait, ce n’était pas ce qu’il lisait, c’était l’acte même de la lecture. Il n’en revenait pas de voir qu’il sortait éternellement des mots dont le diable seul sait ce qu’ils veulent dire. »

Mais cette liaison du plaisir et de l’action n’est pas non plus une simple loi empirique : elle peut être déduite des lois générales de la vie. Il est clair que, si la lutte était purement défensive, la misère physiologique et la dégénérescence ne tarderaient pas à apparaître. Les êtres s’useraient à ce supplice de Sisyphe. La lutte vraiment féconde est la lutte pour le surplus, la lutte active d’êtres qui se dépensent abondamment dans toutes les directions. Sans cela, aucun progrès n’eût été possible. Darwin n’a pas vu cette vérité si importante. L’évolution fixe les conquêtes successives, oui, mais ces conquêtes sont le fruit de l’activité, de « l’insatiabilité » des êtres, et non d’une lutte défensive et stérile.

Darwin n’a compris que cette lutte pour la vie : aussi sa doctrine a-t-elle pris ce caractère sec et sauvage qui a jeté dans l’opposition tous les esprits délicats. Un être qui n’a de forces que pour la défensive n’a guère de chances de s’améliorer, mais il a toutes les chances pour déchoir. Ceux-là seuls réussissent qui peuvent aller hardiment de l’avant, et ceux qui sont capables d’efforts énergiques et soutenus rencontrent naturellement le plaisir sur leur route. C’est sans doute ce qui a amené Spencer à dire que le plaisir produit un accroissement de vitalité. Le plaisir ne peut produire cet accroissement, pas plus que l’ombre d’un corps n’a d’influence sur le corps qui la projette : le plaisir est le signe d’un accroissement, et il est superflu de dire que cet accroissement produit une augmentation de vitalité.

D’autre part la difficulté d’expliquer les plaisirs nuisibles tombe devant la théorie que nous venons d’exposer : la conscience est un témoin et non un prophète. Elle constate ce qui est, non ce qui doit être. Y a-t-il énergique surévélation du ton vital, elle la traduit en un vif plaisir. Une réaction suit-elle, amenant une forte dépression, aussitôt elle se déjuge : elle vit dans le présent, non dans l’avenir.

Et Spencer, qui essaye d’expliquer bien subtilement, par une non-adaptation, le fait qu’il y a des plaisirs nuisibles, est encore imbu d’un finalisme étroit : il pense que le plaisir et la douleur ont été donnés à l’animal pour l’avenir ! Qu’ils l’avertissent aujourd’hui, il n’y a pas de doute ; mais, comme ils sont des effets, non des causes, ce rôle de moniteurs leur vient de la loi d’association qui nous