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soient vives : il y a des patients qui se font arracher une dent saine pour une dent malade.

Remarquons en outre que les plaisirs se ressemblent beaucoup plus entre eux que les causes qui les produisent ; que les expressions qui les désignent sont fort peu variées ; que les douleurs, surtout lorsqu’elles sont violentes, ont entre elles, quelle que soit leur cause, de vives ressemblances. De plus le plaisir et la douleur peuvent être acquis, « superposés » à certains états de conscience antérieurement indifférents, et les rendre désagréables ou agréables. Le plaisir de fumer, de priser en sont des exemples frappants, ainsi que le goût que prennent des enfants pour leur huile de foie de morue et le dégoût qu’ont pour le café des personnes qui ont absorbé en l’y mêlant de l’huile de ricin.

Enfin le plaisir et la douleur sont des concomitants, des épiphénomènes qui peuvent être séparés des sensations ou des perceptions qu’ils accompagnent. Cela tient à ce fait que le temps moyen nécessaire à la production d’une perception est de 0",026 et que la douleur n’est sentie qu’une ou deux secondes plus tard. La douleur prend donc cent fois plus de temps que l’acte perceptif le plus court. La pathologie nous fournit des exemples de cette dissociation entre les états intellectuels et la douleur. Des malades sentent le contact d’une barbe de plume, mais ne sentent ni les déchirures, ni les sections de la peau. Dans quelques cas le toucher disparaît, la douleur subsiste : le toucher et la douleur sont donc choses différentes.

L’intelligence peut aussi subsister sans la sensibilité à la douleur ; des malades chloroformés peuvent entendre ce qui se dit, sans sentir la douleur : il peut donc y avoir scission entre la sensibilité et l’intelligence ; ces cas nous offrent « l’homme réduit à la pure intelligence, cher aux stoïciens ».

De tous ces faits nous pouvons induire que le plaisir et la douleur sont des phénomènes illusoirement localisés, séparables des états intellectuels, surajoutables. En un mot ce sont des phénomènes généraux, qui, comme nous l’avons vu pour la sensation, intéressent le consensus tout entier, et non tel ou tel organe en particulier. De là vient leur complexité. Ils n’expriment aucune qualité du dehors, comme le croit Hamilton qui parle d’objets parfaits ; ils n’expriment que nous-mêmes, varient comme nous-mêmes : ils traduisent un rapport entièrement subjectif.

Lorsque nous réagissons à une impression externe quelle qu’elle soit, la réaction consomme des forces et si, comme le croyait Léon Dumont, une douleur était liée à toute dépense, la douleur serait bien, comme le veulent les pessimistes, le fonds même de notre vie :