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foule d’idées de Pierre, mais toutes extrêmement semblables, se fusionnant instantanément, et c’est ce groupe dont les éléments sont indiscernables que nous appelons l’objet particulier Pierre. Quand au contraire les images, quoique encore très semblables, ne le sont pas au même degré, et quand on peut encore, malgré leur dissemblance, les grouper dans un acte très rapide de conscience, alors on a une idée générale. Qu’il y ait des variétés individuelles dans cette possibilité de groupement d’idées multiples, dans la rapidité du groupement, c’est d’ailleurs ce qui n’est pas douteux[1].

Ceci posé, quand une longue répétition d’idées semblables s’est produite, chacune de ces idées a acquis dans notre esprit, par le fait de cette répétition, une intensité croissante ; en termes physiologiques, il s’est produit une modification cérébrale de plus en plus profonde de la partie qui correspond à chacune d’elles. Si, par exemple, on veut se rendre compte combien, toutes conditions égales, notre image d’homme est plus intense que celle de la plupart des autres objets, par exemple que celle d’un animal que nous avons vu rarement, on n’a qu’à essayer de dessiner de mémoire l’homme et l’animal. Même celui qui n’a jamais dessiné saura faire quelque chose qui ressemblera, sans que personne puisse s’y tromper, à un homme, tandis que le dessin de l’animal ressemblera à un quadrupède, par exemple, mais sans doute peu à l’animal en question. Le dessin de

  1. Nous n’admettons donc pas qu’il y ait à proprement parler des idées générales spécifiques, c’est-à-dire des idées générales particulières. À vrai dire nous ne comprenons même pas qu’on puisse soutenir qu’il en existe, tant l’idée de généralité nous paraît impliquer celle de pluralité. (V. Paulhan, L’abstraction, Rev. phil., juin 1889.) Pour éviter certaines objections nous reconnaissons d’ailleurs que souvent les idées particulières qui composent l’idée générale ne se présentent qu’incomplètement à la conscience : il en est alors d’elles comme en est de la vue d’une foule d’hommes dont nous n’apercevons, par exemple, que les chapeaux et le haut du corps, ce qui pourtant ne nous empêche pas de reconnaître que ce sont des hommes. Voici encore un fait : quand je pense à l’idée d’arbre, le plus souvent il me vient à l’esprit l’idée d’un champ de pommiers particulier, aperçu comme le serait une forêt, ce qui montre l’analogie de l’idée générale avec l’idée multiple. On doit reconnaître aussi (V. Paulhan, ibid.) que l’idée particulière se scinde parfois, sous le regard de la conscience, en idées par exemple de M. X, vu à tel endroit, du même M. X. vu à tel autre endroit, assis, debout, etc. ; ce qui est un nouvel argument en faveur de ce que nous avons dit, savoir que l’idée particulière ne diffère pas en nature de l’idée générale. Remarquons encore que le mot prononcé et qui donne lieu à une perception, tout en avivant les idées qui lui sont associées, peut rester cependant plus net et par conséquent tendre à être plus remarqué qu’elles ; de là l’illusion de ceux qui, n’ayant nettement conscience que du mot qu’ils prononcent ou entendent, peu doués en outre pour l’observation psychologique, prennent ce mot pour l’idée générale, ou encore, frappés du caractère particulier de ce même mot (rarement en effet les psychologues s’aperçoivent qu’il y a aussi des idées générales de mots), affirment que l’idée générale est elle-même particulière.