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A. FOUILLÉE.l’évolutionnisme des idées-forces

2o Au point de vue moral, c’est la question capitale de la philosophie pratique que de déterminer jusqu’à quel point les idées sont réalisables. Toutes les idées morales sont des concepts généraux ou même universels, et ce n’est pas seulement par leur contenu sensible que ces idées déterminent l’action, mais encore par la généralité qu’elles expriment. Lorsqu’à la bataille de Véséris, a-t-on dit avec raison, le consul Décius se dévouait pour la patrie, la cause de son action résidait dans une idée générale, non dans les perceptions particulières d’individus ou de monuments qui ne sont que la matière de cette idée et qui, « dépouillées de la dignité de l’universel, perdraient toute autorité sur la conduite[1] ». Donc, par leur contenu et par leur forme, les idées morales exercent une action en se concevant, en éveillant les émotions particulières qui se rattachent, soit aux objets particuliers qu’elles résument et symbolisent, soit à l’universalité même de leur forme, laquelle devient un symbole de l’univers et provoque en nous ce qu’on peut nommer l’émotion cosmique. Tout concept, comme celui de la Patrie, de l’Humanité, de l’Univers, excite une infinité de perceptions renaissantes : c’est le sommet, seul éclairé, d’une vague qui se soulève des profondeurs de notre conscience. Et ces perceptions enveloppent des sentiments, aussi puissants et même plus puissants que ceux qui répondent à un objet particulier. Patrie ! Humanité ! Avec ces mots-là, on a entraîné des armées et des peuples. Il en est de même du concept de la liberté morale, où nous avons cherché un trait d’union intelligible, à la fois pratique et théorique, entre les deux grandes théories du déterminisme et de la liberté, l’une qui est le fondement même de la science, l’autre qui est le fondement de la morale.

3o Dans la sociologie, les idées-forces sont l’expression des pensées élaborées par l’humanité entière, ainsi que des sentiments et des impulsions qui ont correspondu à ces pensées. Elles sont donc, en quelque sorte, des formes de la conscience sociale, présentes à la conscience individuelle comme le type de l’espèce est présent à l’organisme de l’individu. Mais ces idées collectives sont aussi des forces collectives, des moyens d’action et de direction qui assurent l’influence de la société entière sur chacun de ses membres sans empêcher la réaction de chacun sur l’ensemble. Parmi les idées-forces collectives, il ne faut pas seulement compter les idées morales, sociales, religieuses ; il faut compter aussi les idées logiques. Les idées logiques, en effet, ne sont pas uniquement des formes de la pensée individuelle qui permettent à chacun d’appliquer son esprit

  1. M. Darlu, ibid.