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la plus aiguë. Tous les phénomènes seraient alors des phénomènes voluptueux ou douloureux : toutes les influences extérieures nous feraient tressaillir d’aise ou de peine ; sensitive d’une délicatesse infinie, sans cesse agitée en tout son être, sans cesse épandant ou reployant ses feuilles tremblantes et sentantes, notre conscience n’aurait et ne concevrait avec le monde extérieur que des relations de sympathie, de commune jouissance ou de commune souffrance. Nous ne verrions pas la lumière, nous sentirions un plaisir particulier sous son influence ; nous n’entendrions pas les sons du violon, mais nous vibrerions dans son voisinage d’une émotion agréable : le monde ne serait pour nous qu’un drame de sentiments à nuances innombrables et à intensités innombrables ; ce serait du plaisir et de la souffrance s’enflant ou se diminuant, montant ou retombant comme les vagues d’une mer passionnée.

Autre hypothèse : je suis tout impulsion, désir ou aversion ; j’attire ou je repousse, je tends vers les objets ou je les fuis, je m’épanouis ou je me concentre. Toute ma vie est amour ou haine, mais amour sans connaissance de la cause, haine sans représentation proprement dite de l’objet. Le rêve d’Empédocle est réalisé, son monde est devenu le mien, il n’y a plus dans mon univers que « l’amitié et l’inimitié ».

Enfin, je puis aussi me supposer pensée pure : je ne jouis plus, je ne souffre plus, je ne sens plus, je ne veux plus, je n’aime ni ne hais : je comprends, je pense, je juge, je raisonne, je généralise, j’abstrais, je classe les genres et les espèces, je calcule les nombres et je trace les figures ; c’est le monde de Pythagore réalisé, ou celui de Platon : une lumière élyséenne, sans chaleur et sans mouvement, le remplit de sa clarté indifférente et immobile.

Tel n’est pas l’état actuel de mon organisation. J’ai des séries de sensations diverses qui s’ajoutent et se mêlent, et toutes ces sensations sont liées entre elles par des rapports de concomitance, d’antécédence ou de séquence ; mais les unes sont plus constantes et les autres plus inconstantes, il y a une basse fondamentale et des variations mélodiques. Tel est le monde de la qualité.

Ces principes posés, qu’est-ce que le son, par exemple, considéré en dehors de moi, comme une cause extérieure, comme une force extérieure ? Ai-je le droit, en tant que philosophe, de dire que les causes réelles du son et de sa qualité propre se réduisent à des mouvements ? Et en moi-même, le mouvement de la vibration cérébrale, résultant de la vibration aérienne, est-il la cause tout entière qui produit le son ? — Non, cette vibration cérébrale, si je pouvais la voir avec le microscope décrit tout à l’heure, ne serait, en tant