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peuples slaves et, en particulier, quels services la philosophie peut-elle attendre de la nation russe ? À cette question M. Grote répond que si le but idéal de la philosophie consiste à concilier entre eux la raison, le sentiment et la volonté, ou la science, l’art et la religion, et si ce but peut être réalisé par les efforts d’un groupe ethnologique quelconque, la philosophie russe paraît devoir être une synthèse essentiellement morale, une conception du monde dans laquelle l’élément éthico-religieux aura une part absolument prépondérante. L’intérêt principal de l’existence gît dans l’activité humaine qui a pour sources la volonté et ses fins ; mais le « bon » est la fin la plus haute. Et la philosophie de Schopenhauer, qui met le salut du monde dans l’expiation de ses propres méfaits par la volonté, n’est-elle pas en quelque sorte une prophétie et une indication de l’avenir, un phénomène de transition, comme la philosophie d’Aristote l’avait été dans l’antiquité ? La philosophie russe sera peut-être la doctrine qui cherchera le salut du monde dans son progrès moral, aux exigences duquel elle subordonnera les jouissances artistiques aussi bien que les intérêts soi-disant supérieurs de la vérité et de la science.

Nous avons essayé de fidèlement résumer l’article intéressant de M. Grote. Mais nous avons à peine besoin de faire remarquer que nous ne saurions en aucune manière partager les idées et les espérances du professeur de Moscou. Les novissima verba qu’avec un enthousiasme un peu factice peut-être, il s’attend à voir prononcer par la future philosophie nationale des Russes, à en juger par ce qu’il en dit lui-même, ne nous tentent guère. Il nous semble que ce sont là de très vieilles, de très anciennes connaissances ; leur loquacité absolument insignifiante nous a longtemps assourdis, et, dans un esprit de charité que le comte Tolstoï lui-même ne désavouerait pas, nous ne pouvons vraiment souhaiter les voir s’installer d’une façon durable ni en Russie, ni ailleurs. Il est vrai que M. Grote promet d’ouvrir sa revue à toutes les convictions sincères, à toutes les nouveautés originales et sérieuses ; mais — nous ne savons s’il faut le dire — nous nous défions des revues ouvertes presque autant que des républiques faciles et trop accueillantes. Et puis, ce n’est là, en vérité, qu’un flatus vocis, qu’un pur verbe, sinon un simple ornement du langage, et cela un peu partout, et en Russie sans le moindre doute possible. Notre estimable confrère — nous avons l’honneur d’être membre de la Société psychologique de Moscou, dont M. Grote est le digne président — nous concédera assurément qu’un matérialiste ou un athée seraient très mal inspirés de venir apporter ce qu’ils considèrent comme la bonne parole aux lecteurs de la nouvelle revue russe. Le généreux éditeur qui en fait les frais, M. Abricossoff, verrait alors s’accomplir sous ses yeux un phénomène de transsubstantiation qui changerait infailliblement sa revue quasi ouverte en revue positivement et juridiquement fermée aux spiritualistes eux-mêmes. Le signataire de ces lignes ne juge ni ne blâme personne ; il constate des faits qui lui paraissent, en somme, fort naturels