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G. SEGRÉTAN. — L’ÉCONOMIQUE ET LA PHILOSOPHIE

rendement effectif de la terre pourrait ne répondre qu’à la millième partie de sa puissance productive[1]. On pourrait taquiner sur telle façon de parler un peu risquée : préoccupé du bien pratique et de la vérité des choses, M. Gide, dont la diction, çà et là négligée, est toujours lumineuse, dédaigne une surveillance minutieuse sur chaque façon de parler. Lorsqu’il dit : « le mètre me permettra, s’il est connu dans quelques millions d’années, de comparer l’homme d’alors à l’homme de nos jours » [2], nous ne pensons pas qu’il ait voulu faire une confidence au lecteur. Mais parfois cette insouciance du menu détail s’étend jusqu’au choix des arguments. Lorsque, pour combattre l’idée d’une richesse immatérielle, il constate que personne ne fait figurer dans l’inventaire de sa fortune les services de son médecin[3], la santé qui lui permet d’escompter un si long avenir semble lui faire oublier que chacun classe fort bien les honoraires non payés de son médecin dans le chapitre de son passif, auquel correspond un actif chez ce dernier. Chaque visite à dix francs sur le carnet du docteur n’est-elle pas un coupon qu’il détachera de la souche au jour convenable ? Et ce coupon n’est-il pas l’intérêt du capital investi dans ses études, s’ajoutant au salaire de son labeur et au profit de la direction intelligente imprimée à sa carrière ? Toute occupation lucrative qualifiée, supposant apprentissage, ne figure-t-elle pas l’association féconde du travail et du capital incorporés dans un exemplaire de notre espèce, aussi bien que la moisson résulte d’une association pareille incorporée en un coin de terre ? Comment rester conséquent dans la pratique à l’exclusion des richesses immatérielles ? [4] Indépendamment de l’exemple cité, comment

  1. P. 357.
  2. p. 95.
  3. P. 44.
  4. M. Turgeon, professeur à Rennes, a consacré un article de la Revue d’économie politique à combattre les richesses immatérielles sans faire avancer beaucoup la question. Ce ne sont pas les travaux intellectuels qui constituent une richesse, ce sont les capacités qui rendent possibles des travaux lucratifs ; lorsque ces capacités sont acquises par le travail, elles constituent un capital. La dignité humaine n’est point en cause, et lorsqu’on proteste que l’homme ne saurait être approprié, on oublie que cette impossibilité (plus ou moins fictive) est un effet d’une loi positive sanctionnant les préceptes de la morale et non point, certes, de la nature économique des choses, bien au contraire. Un père ne consulte ni le droit ni peut-être la morale lorsqu’il se pose la question de savoir s’il consacrera quelques milliers de francs à l’achat d’une terre de rapport pour son fils, dont il ferait un agriculteur, ou s’il affectera la même somme à le faire instruire dans une profession libérale. C’est bien une question économique, puisqu’il s’agit de l’emploi d’un capital dont on suppute l’intérêt probable dans l’une ou l’autre alternative. Les plus belles déclamations sur la dignité de la science n’empêcheront pas que la présence d’une université dans leurs murs ne soit pour les philistins de Heidelberg et de Goettingue une source de revenus. On ne veut pas dire autre chose lorsqu’on parle de richesses immatérielles, et il est impossible à la science