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que, de l’expérience, qu’elle aboutisse ou qu’elle n’aboutisse pas, on ne pourrait rien conclure. S’il ne poignarde pas, M. Liégeois rejettera le sujet comme mauvais somnambule ; s’il poignarde, je soutiendrai qu’il fait par complaisance une action qu’il sait ne pas être répréhensible (page 101). »

Cette fin de non-recevoir ne me semble pas légitime. M. D. nous fera bien l’honneur de croire que nous savons, à Nancy, distinguer les divers degrés d’influence hypnotique, si bien établis par M. Liébeault. Or, quand j’ai fait les expériences de crimes qui ont tant ému l’Académie des sciences morales et le grand public, je les ai toujours faites sans que les sujets eussent été en rien prévenus, sans qu’ils pussenb se douter de ce que j’attendais d’eux. M. Liébeault, avant moi, avait toujours agi ainsi, et il en a été de même de MM. les professeurs Bernheim et Beaunis. De toutes nos recherches, faites en pleine indépendance d’esprit, sans aucun concert préalable, il est résulté pour nous la conviction entière de la possibilité de faire commettre des crimes réels par suggestion. M. le Dr Forel, professeur à l’Université de Zurich, partage notre manière de voir, et il a fait, à deux reprises, des expériences, tant à Zurich qu’à Olten, devant plusieurs centaines de médecins ou de juristes, expériences dont plusieurs ont été faites sur des sujets qu’il n’avait jamais vus auparavant.

Après cela, comme l’a dit M. le Dr Drzewiecki (de Saint-Pétersbourg), au Congrès de l’hypnotisme expérimental et thérapeutique, si, « pour être convaincu, on nous demande des expériences avec cadavre réel, c’est peut-être parce que l’on sait parfaitement que la cour d’assises s’opposerait, et avec raison, à ce genre d’expérimentation » (p. 276).

Enfin, sans vouloir, je le répète, traiter à fond la question des suggestions criminelles, je me permettrai d’opposer à M. D. le jugement que porte M. G. Tarde sur le différend qui nous sépare. « L’exemple de ces somnambules naturels qui, se levant spontanément la nuit, ont frappé à coups de couteau le lit où ils croyaient leur ami couché, ou qui, sous l’empire d’une idée délirante, ont commis telle autre action contraire aux habitudes de toute leur vie éveillée, est une réponse bien forte de M. Liégeois à M. Delbœuf. Celui-ci (p. 97) se tire mal de cette objection[1]. »

Les divergences de vues qui nous séparent, M. D. et moi, ne peuvent d’ailleurs diminuer en rien les sentiments de haute estime et d’affectueuse sympathie que m’a inspirés mon savant collègue liégeois, et c’est de grand cœur que je le remercie de ces paroles par lesquelles il termine son important travail :

« En attendant, bien que séparé de lui par une frontière politique et par un dissentiment scientifique, et bien que mes compatriotes aient, à tout instant, invoqué son autorité contre la mienne, je tends la main

  1. G. Tarde, Archives de l’anthropologie criminelle et des sciences pénales, 15 juillet 1889, p. 505.