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A. FOUILLÉE.l’évolutionnisme des idées-forces

lemment Leibniz, nous avons coutume d’omettre l’explication des signes au moyen de ce qu’ils signifient, sachant ou croyant que nous avons cette explication en notre pouvoir ; mais cette explication ou application des mots, nous ne la jugeons pas nécessaire actuellement… J’appelle cette manière de raisonner aveugle ou symbolique. Nous l’employons en algèbre, en arithmétique, et, en fait, universellement. » Oui, universellement, même dans la morale, dans la politique, dans la vie de chaque jour. Le mot : tu ne dois pas, nous arrête au moment de telle action ; ceux d’honneur, de patrie, nous excitent à agir. Avec les mots de liberté et d’égalité on soulève les masses. C’est que ces mots, chacun croit en avoir « l’explication et l’application » sans la juger actuellement nécessaire ; et on agit d’après les mots comme l’algébriste calcule d’après des lettres symboliques. On a justement comparé encore les mots à la monnaie fiduciaire, aux chèques et aux billets de banque, avec leurs avantages et leurs dangers. Mais l’élément moteur, en ce cas, n’est-il vraiment que dans le mot même, comme M. Ribot paraît le croire[1] ? Est-ce simplement le petit mouvement des muscles du larynx qui entraîne une armée au seul mot d’honneur ? — Ce petit mouvement ne fait que déclancher un mécanisme profond. C’est tout un ensemble de forces motrices accumulées dans le cerveau qui se pressent et se précipitent vers les muscles, dès que les deux syllabes efficaces ont touché la détente. Et ces forces motrices correspondent à tout un ensemble d’idées-forces, c’est-à-dire d’appétitions et d’émotions corrélatives de certaines idées. L’apparente abstraction de telle pensée, de tel mot, recouvre une légion de sentiments et de passions toutes prêtes à éclater : plus le mot est abstrait, plus l’idée est générale, plus les sentiments évoqués sont nombreux et complexes ; si bien qu’en dernière analyse il est des idées dont la force croît en raison même de leur universalité.

6o La conscience n’est pas seulement une force de renouvellement et de réminiscence qui reproduit les faits antérieurs ; elle les situe dans le temps et, par là, elle nous ouvre un nouveau domaine très différent de l’espace. On a remarqué avec raison que, pour les faits inconscients, il n’y a ni avant ni après : ils peuvent avoir leur situation dans l’étendue, mais ils n’ont pas de position assignée dans la durée. Ils ne se passent dans le temps que pour un observateur du dehors qui est doué de conscience. Au contraire, les faits de conscience se classent dans le temps et y prennent position[2]. C’est donc

  1. Voy. M. Ribot, de l’Attention, p. 85.
  2. Voy. Ribot, Maladies de la personnalité.