Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XXIX.djvu/285

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
275
A. FOUILLÉE.l’évolutionnisme des idées-forces

quelque « adaptation des choses », c’est le monde de la vie qui offre surtout cette adaptation ; or, c’est précisément dans ce monde que se produisent ces phénomènes sans utilité et non adaptés : la faim, la soif, le plaisir de manger ou de boire, l’amour, etc. Pourquoi y a-t-il cette succession savante de reflets dans la conscience, si les reflets sont absolument inactifs et si la conscience ne sert absolument à rien ? Dans le monde physique, les reflets sont eux-mêmes des manifestations d’énergie, des modes de mouvement qui entrent dans la formule totale et y ont un rôle. Qu’est-ce donc qu’un reflet psychique ne produisant nulle part aucun effet d’aucune sorte ?

Si l’apparition et le progrès de l’aspect mental sont inintelligibles, sa disparition, par exemple sous l’influence de l’habitude, ne l’est pas moins : vous ne pouvez dire, en effet, que le mental soit alors devenu inutile, puisqu’il l’a toujours été. Le mental s’en va donc comme une ombre mystérieuse de la même manière qu’il était venu. Quand nous apprenons à jouer du violon, la conscience existe d’abord en plus de l’automatisme physique ; puis la conscience s’élimine et il ne reste plus que l’automatisme, qui, du reste, à lui seul, eût pu apprendre à jouer du violon ; les mouvements du violoniste, en effet, dans cette hypothèse, sont la conséquence des mouvements antérieurs indépendamment de toute conscience et de toute sensibilité sous-jacente. Mozart eût aussi bien écrit Don Juan s’il n’avait trouvé aucun plaisir à la musique. Leibniz eût aussi bien trouvé le calcul infinitésimal s’il n’avait aperçu par la pensée aucun lien entre les principes et les conséquences ; Pascal eût fait de la géométrie sans la conscience de l’accord entre les conclusions et les prémisses : pour le savant comme pour l’ignorant, la conscience est du « luxe ». Le livre bon ou mauvais que je compose, je l’aurais écrit de la même manière quand même je n’aurais compris le sens d’aucun terme ni en aucune conscience de philosopher ; vous le liriez de la même manière, et vous donneriez les mêmes marques d’assentiment et de non-assentiment, alors même que vous ne comprendriez pas un mot et n’auriez aucun plaisir ou déplaisir à la lecture. L’univers, extérieur ou intérieur, est une lanterne magique que le grand Inconnu qui montre le spectacle aurait pu oublier d’éclairer sans que rien fût changé à la procession des personnages.

Nous avons donc, en définitive, un vrai miracle dans la nature : le monde contient des faits surérogatoires qui n’influencent en rien leurs voisins, dont l’existence ou la non-existence, aussi loin que le reste va, n’a nul besoin d’entrer en ligne de compte. Le mental n’a plus qu’une dignité inactive et vaine, l’otium cum dignitate. Le domaine de la pensée est alors, dit M. W. James, « la moitié antiscien-