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G. SEGRÉTAN. — L’ÉCONOMIQUE ET LA PHILOSOPHIE

bien que nécessaire à la production de toute richesse, la terre ne saurait constituer une richesse elle-même. Cette conséquence est dure, mais inéluctable. La valeur d’une chose est égale au coût de sa production, il n’en a rien coûté pour produire la terre, donc la terre n’a point de valeur : ce que je paye pour un champ n’est que le prix du travail exigé pour le mettre en œuvre et des améliorations qu’il a reçues, de sorte que la propriété foncière se trouve ramenée au droit de l’homme sur le produit de son travail, c’est-à-dire à sa liberté. C’est à Frédéric Bastiat qu’appartient l’honneur équivoque d’avoir dégagé cette magnifique thèse a priori, qui, du même coup, fait régner l’unité dans la pensée économique et fournit une réponse victorieuse aux objections élevées au nom du droit contre la propriété foncière exclusive, mais qui ne laisse pas de surprendre un peu celui qui voit partout des terres incultes dans le marché et qui réfléchit aux sommes que les nations civilisées dépensent à l’envi pour en acquérir de nouvelles. Le théorème de l’auteur des Harmonies est tellement contraire à l’évidence des faits, les sophismes par lesquels on a essayé quelque temps de le soutenir sont tellement percés qu’on renonce à le proposer directement, sans toutefois en abandonner les conséquences.

L’école qui s’achève et se résume en cette fiction ingénieuse tient pour démontré que la concurrence des intérêts privés aboutira nécessairement à la production maximale. La question pratique, savoir : dans quels cas l’indépendance individuelle favorise l’enrichissement de la société et dans quels cas certaines limitations seraient préférables, se trouve ainsi supprimée. À ne considérer que le chiffre de la richesse collective, il n’y a là qu’une affirmation discutable. Cette affirmation perd toute apparence de vérité lorsqu’on la transporte dans le domaine de la philosophie sociale, en avançant que le moyen d’assurer la moins mauvaise condition possible au plus grand nombre consiste à laisser ceux qui n’ont rien s’arranger le mieux qu’ils le pourront avec ceux qui ont tout.

Au point de vue juridique, dont il n’est pas loisible de faire abstraction lorsqu’on prétend inspirer le législateur, ambition que l’école qui occupe encore en France les positions les plus élevées partage avec son antipode, l’école historique allemande, la doctrine du pur laisser-faire et de la concurrence illimitée serait admissible pour les affaires où la liberté de l’un n’exclut pas la même liberté chez l’autre, dans un pays où la distribution de la richesse au moment choisi comme point de départ résulterait exclusivement de cette lutte pacifique des activités privées. Le simple laisser-faire serait injuste, en revanche, dans les matières où l’activité industrielle ne